• La station Kantaoui, à Hammam-Souse, a abrité début août la XIe édition du Festival international d'Internet. Un événement d'une importance capitale, organisé par l'Association tunisienne d'Internet et de Multimédia (ATIM) et qui est placé sous l'égide du Président de la République. Au départ, le festival s'est assigné l'objectif d'ancrer la culture numérique parmi la jeunesse et de consolider davantage les assises de la société de l'information et du savoir par le truchement d'un programme conçu dans ce sens. De toute évidence, le sujet a accroché toutes les composantes de la société et toutes les tranches d'âge des internautes. En témoigne cet incroyable mouvement, appelé le web, qui nous enveloppe et nous submerge. Pour être dans l'air du temps et en totale conformité avec son époque, il est vital de rappeler qu'en mai 2010, le journal suisse La Tribune de Genève a réalisé un téléchargement d'un ouvrage collectif intitulé : «Le dictionnaire politique d'Internet et du numérique ou les 66 enjeux de la société numérique». Ce téléchargement sera gratuit pour une durée d'un an, soit jusqu'à mai 2011. Le succès a dépassé les prévisions les plus optimistes en ce sens que pas moins de 100.000 téléchargements ont été réalisés jusque-là et ça continue encore. On peut d'ores et déjà dire que la version traditionnelle du livre classique, la version papier n'en a plus pour longtemps. Au point où en est le net aujourd'hui, les 66 intervenants se sont posés la question à l'envers‑: quelle est l'exception‑? Quel est le domaine immunisé face à l'influence de l'Internet ? L'archéologie ? L'agriculture ? La numismatique‑? Toutes les activités sont, d'une manière ou d'une autre, concernées. Les religions alors ? La théologie et les rites ne sont pas encore concernés, mais la vie des communautés religieuses est déjà affectée. Dès lors, que l'Internet fait corps avec la réalité, l'inquiétude se manifeste comme pour tout changement technologique, par le caractère bienfaisant ou malfaisant de son action. L'Internet peut être progressiste ou réactionnaire, libérateur ou aliénant, stimulant ou inhibant, totalitaire ou démocratique, monopoliste ou ouvert, novateur ou conservateur. Nous sommes seuls responsables. Le Net peut être gage de progrès dans certains domaines et régressif dans d'autres. C'est affaire d'intelligence collective dans son utilisation, dans son encadrement juridique, dans ses échanges avec la société matérielle. Les questions sont abyssales et les réponses sophistiquées. Le dictionnaire de l'Internet en témoigne par la variété des articles et surtout par la qualité des contributaires dont beaucoup n'auraient jamais imaginé, il y a quelques années, s'exprimer sur un tel sujet. Dans ce florilège d'articles, nous avons relevé le témoignage de Patrick Voisin, agrégé de grammaire, professeur de chaire supérieure au Khâgne Ulm, Paris, et grand ami de la Tunisie. Conjuger le passé au futur dans le présent du numérique «En 399 av.-J.C., Socrate meurt, ne laissant aucun écrit ; mais le père de la philosophie échappe à l'oubli : Platon savait que l'écriture devait recueillir l'enseignement de celui qui ne croyait que dans le dialogue et le travail de la mémoire. Un siècle plus tard, la Bibliothèque d'Alexandrie est la médiathèque du monde antique avec plus de 500.000 textes, mais son incendie ruina à jamais leur transmission. Après l'écriture, médium précaire, c'est l'imprimerie qui lutta contre le risque d'anéantissement du savoir antique. Ainsi naissent les humanités ! Avec Gutenberg, elles deviennent une table commune plus accessible à l'étude, au sortir des lettres gothiques d'un Moyen Age profondément religieux. Depuis lors, est dit humaniste celui qui a fait ses humanités et prend l'homme comme valeur suprême, sagesse transmise par les langues et littératures grecques et latines. On fait encore ses humanités en Belgique‑: les études secondaires. Les humanités vont-elles être englouties par la modernité, la technologie et les médias, après la concurrence des sciences humaines‑? Elles ont trouvé un nouveau lieu où s'épanouir : pas la symbolique Bibliotheca Alexandrina inaugurée en 2002, mais l'Internet que Socrate aurait condamné, cyber médiathèque qui les préservera des aléas du temps et des hommes. Le 5 janvier 2010, la bibliothèque Ibla de Tunis est ravagée par un incendie‑: 40.000 livres disparus à jamais pour n'avoir pas été numérisés. Des enseignements se raréfient ? La philosophie, étude d'une langue par l'histoire de ses textes, véritable logiciel des humanités 2.0 ouverte au monde‑: En Savoir en multimédia permet d'entendre Ch. de Lamberterie expliquer la grammaire comparée des langues indo-européennes, traçant le sillon entrepris par les grammairiens d'Alexandrie, G. Budé ou R. Estienne au XVIe siècle, et les comparatistes du début du XXe siècle. Les détracteurs de l'Internet peuvent bien dénoncer l'érosion de la lecture, la recherche de l'information primant sur la constitution d'un savoir, la culture de pacotille, la fin des gardiens du temps de la culture classique, bref le googling, forme concrète de la «crise de la culture» proclamée par H. Arendt en 1968 ou de la fin de la Galaxie Gutenberg prophétisée par McLuhan en 1969 ! N'est-il pas plus important d'empêcher la disparition des œuvres pour ne pas basculer dans le Brave New World d'A.Huxley où Socrate ne perturbera plus les esprits ? Se demander si la culture de l'Internet va balayer la vieille culture humaniste est un faux débat ; numériser et enseigner, et enseigner en multimédia c'est permettre la longue durée des humanités. En 750 av. J.-C., l'invention de l'alphabet libéra les Grecs de l'obligation de mémoriser leur culture‑; en 2010, Galica-BNF, Europeana, les Bibliothèques Virtuelles Humanistes, Project Gutenberg, Internet Archive fournissent les outils d'une Renaissnce 2.0, et le XXIe siècle peut enfin réaliser le rêve de l'époque hellénistique et du XVIe siècle‑: compiler et répandre les humanités, de manière électronique, en s'inscrivant dans le développement durable. L'Internet, c'est l'accomplissement de la bibliothèque de Babel imaginée par Borges. Les humanités à portée de chic ! Les cités grecques fondaient des comptoirs, la Vieille Europe a peuplé des continents lointains‑; les humanités font désormais du territoire sur l'Internet et ont pignon sur toile, telle l'Université Ouverte des Humanités ! L'odyssée moderne du savoir, c'est la pratique de l'internaute qui navigue sur le web, Ulysse d'un monde technologique dans/par lequel il continuera à proclamer son humanité ; l'ivresse peut gagner celui qui s'aventure sur l'Internet sans pilote, mais avoir soif de connaître est le propre de l'humaniste. Horace invitait à boire ; «Nunc est bibendum» ; invitons à cliquer, «Nunc est clicandum» ! L'Internet est l'outil pour que les humanités classiques se métamorphosent en humanités modernes 2.0 ! La rédemption de l'écrit se fera par l'ordinateur, selon Umberto Eco qui nie la validité du «ceci tuera cela» de Frollo, adversaire du livre et défenseur des images de sa cathédrale dans Notre Dame de Paris de Victor Hugo. Vouloir au XXIe siècle n'envisager les humanités que dans un rapport au livre, c'était au XVIe siècle en rester à la peau de Pergamel le parchemin‑; c'est refuser les grandes découvertes de notre Nouveau Monde, c'est, en affirmant sa fidélité à Gutenberg, trahir l'esprit de Gutenberg. L'Internet est la clé d'Alexandria 2.0… Ceci fera vivre cela !