Les Journées cinématographiques de Carthage ont été créées pour que le cinéma arabe et africain existe. Où en sont-elles aujourd'hui ? Font-elles semblant ? Là est la question. En 1961, Tahar Cheriaa intègre le ministère de la Culture qui s'appelait «Secrétariat d'Etat aux Affaires culturelles et à l'Information», et propose à M. Chedli Klibi la création d'un festival de cinéma. Le principe est simple, lui dit-il. Si l'on veut s'affirmer, si l'on croit en soi, si l'on veut ETRE, on doit élargir ce que la fédération des ciné-clubs avait commencé depuis 1950. Il faut organiser quelque chose et inviter les «colonisés». «Si on dit du bien de nous, tant mieux, si on dit du mal, on aura, au moins, parlé de la Tunisie». Mais le secrétaire d'Etat était sceptique, «on ne peut concurrencer Cannes», rétorque-t-il. Et Cheriaa de répliquer : «Si l'on ne fait que marquer notre présence dans des festivals internationaux comme Cannes, on ne créera rien avant des décennies». Chedli Klibi, qui a financé sans sourciller des ciné-clubs et différentes manifestations des fédérations (Ftcc, Ftca), s'inquiète de la logistique. Cheriaa revient à la charge et réussit à convaincre le ministre de l'idée que ce n'est que chez soi, avec ses propres moyens et en invitant les gens de bonne volonté qu'on peut avancer. Et les JCC sont nées. La première session a eu lieu en 1966. Chedli Klibi était président d'honneur et Tahar Cheriaa, qui était à l'époque chef de service du cinéma au Secrétariat d'Etat aux Affaires culturelles et à l'Information, a assuré le rôle de secrétaire général et trésorier. A l'occasion du quarantième anniversaire, ce dernier a déclaré que les Journées cinématographiques de Carthage ont apporté au cinéma tunisien un tiers de son existence. «Les deux tiers, ajoute-t-il, sont dus à l'action de la Ftcc (Fédération tunisienne des ciné-clubs) et à la Ftca (fédération tunisienne des cinéastes amateurs) et à la politique du ministère qui envoyait, à l'époque, des boursiers à l'étranger». A la même occasion, Chedli Klibi précise qu'il ne s'agissait donc nullement de sacrifier à un rite ou de suivre une mode, qui consisterait à ajouter à la longue liste des festivals une compétition supplémentaire. «Notre propos est plus modeste, il est aussi différent», affirme-t-il. Les fondateurs ont cherché à favoriser une rencontre amicale, entre la jeune génération qui, en Tunisie, au Maghreb ou en Afrique, se passionne pour le cinéma en tant que mode d'expression et instrument de communication, et un certain nombre de leurs aînés qui, dans d'autres pays, se sont consacrés à cette nouvelle aventure de l'esprit, et en ont connu la grandeur , les joies et aussi les périls. L'ancien ministre explique que si ces «Journées » sont intitulées : «Journées de Carthage», c'est à la fois pour les situer géographiquement et spirituellement, Carthage étant un lieu culturel et spirituel tout autant qu'une cité ouverte à l'humain. Le cinéma ne manque pas de problèmes à résoudre. «De plus, qu'est-il, dans son essence, sinon l'homme lui-même en images, en question et en situation ?» Cinquante ans après, que reste-il des JCC ? Un public on ne peut plus fidèle à cette biennale — récemment devenue annuelle — et la détermination des professionnels de la profession qui tiennent à sa survie malgré le manque de moyens matériels et humains, tous les aléas politiques et les humeurs des décideurs. Mais le propos qui se voulait modeste et différent n'est plus. A force de vouloir imiter les autres festivals internationaux et arabes (surtout), qui, depuis quelques années, ont poussé comme des champignons, le nôtre a perdu son identité. Cette action cinéphilique militante a été remplacée par le tapis rouge, le beau linge, et le « m'as-tu vu ? ». A l'ouverture, au lieu de voir ceux qui représentent les nouveaux cinémas africain et arabe, on voit défiler sur ce fameux « red carpet », les nouveaux représentants des nouveaux partis politiques, et les nouvelles stars de la fiction télévisuelle. Le public qui, à une certaine époque, pouvait rencontrer une Souad Hosni par pur hasard, à l'avenue Bourguiba, doit désormais se mettre de l'autre côté de la barrière et regarder, comme une bête curieuse, défiler les smokings et les robes à la «Madame Gharsallah» (*). D'où vient ce besoin de rameuter du monde avec tout ce chichi, alors que les salles obscures sont toujours archicombles pendant cet évènement ? C'est fait pour ça un festival de films non ?! Où sont passés ces instants fraternels et ces rencontres organisées ou improvisées où l'on défait et refait le monde ? A-t-on besoin de faire semblant ? Le concept des JCC est-il à ce point démodé ? S'il l'est, pourquoi se contenter de «suivre la mode» au lieu de s'interroger sérieusement sur l'utilité des Journées et les faire évoluer en les adaptant à l'évolution du monde ? De toutes les façons, ne serait-ce que par devoir de mémoire, rappelons que ce festival —, quelle que soit son évolution — ne doit nullement s'inscrire dans la liste des gigantesques promoteurs de l'industrie du rêve, mais dans celle qui dénonce les rêves avortés de l'autre moitié du monde. (*) «Madame Gharsallah» : celle qui a initié, en Tunisie, le commerce de la location des robes de mariage. Source : «Quarante décennies» publication spécial JCC du ministère de la Culture.