MEXICO (AP) — Le cinéaste mexicain Luis Estrada, qui vient de réaliser «L'Enfer», un film évoquant les cartels de la drogue, dresse un constat tragique de la situation de son pays qui s'apprête à fêter le bicentenaire de son indépendance. Comme beaucoup de Mexicains, il estime qu'il n'y a guère lieu de se réjouir dans une nation minée par la violence, la corruption et les inégalités. Mais il y a au moins un point positif: ce long-métrage a bénéficié de financements publics, et personne n'a essayé de le censurer. «Je pense que cela doit être perçu comme un progrès énorme», souligne Luis Estrada. Le bicentenaire marque le soulèvement populaire, mené par le prêtre Michel Hidalgo, qui rassembla des Indiens et des fermiers sous la bannière de la vierge noire de la Guadalupe. Il avait été arrêté peu après et exécuté, mais le mouvement qu'il avait lancé a abouti en 1810 à l'expulsion des Espagnols, une fête que les Mexicains célèbrent les 15 et 16 septembre. «Un bicentenaire devrait inspirer et engendrer de l'espoir, et là, ce n'est pas le cas», déplore le militant écologiste Alejandro Calvillo. «Cela arrive à un moment de crise profonde.» La situation aurait sans doute été différente en 1977, quand le Mexique tirait des ressources considérables de la production pétrolière, ou en 1993, quand il négociait l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena) avec les Etats-Unis, présenté comme un billet pour la prospérité. Ou encore en 2000, quand le pays a connu la première transition démocratique de son histoire après quelque 70 ans d'omniprésence du PRI, le Parti révolutionnaire institutionnel... Mais tous ces temps forts, toutes ces «victoires», appartiennent déjà au passé. Il y a moins de pétrole. L'Alena n'a pas entraîné une hausse des salaires des Mexicains et n'a pas contenu la migration. Et la démocratie, dans un pays où il n'y a pas de candidat indépendant, n'a fait que renforcer l'emprise sur le pouvoir des trois principaux partis politiques. Selon un sondage de l'institut Pew publié au mois d'août, 79% des Mexicains sont mécontents de la direction que prend le pays. Même la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton s'est permis d'affirmer la semaine dernière que le Mexique, miné par les problèmes de drogue et de violence, ressemblait de plus en plus à la Colombie d'il y a vingt ans. Le Mexique semble faire marche arrière: les travailleurs du secteur automobile chinois qui, à une époque, recevaient des salaires que leurs homologues mexicains n'auraient pas accepté, gagnent désormais plus. Le rôle qu'occupait le Mexique comme défenseur du droit de l'Amérique latine à l'autodétermination a en grande partie été repris par le Brésil et le Venezuela. Et le sentiment qu'avait le Mexique d'être le protecteur des réfugiés a été sérieusement ébranlé quand, au mois d'août, des membres armés d'un cartel de la drogue ont massacré 72 migrants, essentiellement originaires d'Amérique centrale, dans le nord du pays. «Nous sommes un peuple généreux et hospitalier, sans doute, mais maintenant nous réalisons avec stupeur et honte que nous sommes devenus un pays corrompu et meurtrier», a commenté dans un éditorial l'archevêché catholique de Mexico. Ce que les Mexicains peuvent en tout cas célébrer, c'est leur propre endurance, qui a soudé ce pays depuis des siècles. «Nous n'émigrerons pas, et nous n'accepterons pas la défaite», a souligné Victor Suarez, 57 ans, qui a lancé en 1995 un mouvement coopératif agricole national, juste après que l'Alena a ouvert la porte aux importations de céréales venues des Etats-Unis. Le mouvement mis en place par Victor Suarez négocie désormais de meilleurs prix pour environ 60.000 petits agriculteurs, et a construit 200 entrepôts pour stocker les céréales. «Les agriculteurs sont l'avenir du pays», a-t-il déclaré. «Nous nous battons pour garder quelque chose qui est essentiel pour l'identité nationale.» Ces 15 dernières années pourtant, Victor Suarez a vu un nombre croissant de fermiers pauvres partir pour les Etats-Unis, ou se faire recruter par les cartels comme tueurs à gages ou guetteurs, ou encore pour planter de la marijuana ou de l'opium. Dans un pays où à peu près 10% de la population a émigré à l'étranger — et selon un sondage de l'Institut Pew, 33% des gens qui restent au Mexique aimeraient en faire autant — le fait de vouloir rester est quasiment un acte de militantisme. C'est particulièrement vrai à Ciudad Juarez, où les violences liées au trafic de drogue ont fait plus de 4.000 morts depuis 2009, ce qui en fait une des villes où la criminalité est la plus forte au monde. Une violence tellement ancrée que la municipalité a annulé les fêtes du jour de l'Indépendance pour la première fois depuis la révolution de 1910-1917. Tout en refusant de dire son nom par crainte de représailles, un restaurateur, victime d'une tentative de racket l'an dernier, explique qu'il a voulu garder son commerce, surtout pour ses dix employés, même s'il vit désormais une partie de l'année avec sa famille à El Paso, au Texas. «Je vais rester pour aider les familles de mes employés aussi longtemps que je peux (...) Je ne vais pas laisser quelques salauds m'expulser.»