« Les risques que court la justice transitionnelle en Tunisie sont à prendre au sérieux. Le processus déjà biaisé par tant de dérives internes a besoin d'être revu et corrigé pour la garantie de son succès et de sa crédibilité déjà profondément altérée... En conclusion, un constat s'impose à nous. Nous l'emprunterons au célèbre dramaturge allemand Bertolt Brecht (en le changeant) : ainsi va la justice transitionnelle en Tunisie et elle ne va pas bien. Hélas ! » (Noura Borsali) La réunion du bureau de l'ARP, jeudi 8 mars, sous la présidence de Mohamed Ennaceur réservée à l'examen de la prolongation ou non du mandat de l'Instance vérité et dignité (IVD) a été émaillée par des tensions entre les représentants des groupes parlementaires. Cette décision est-elle du ressort de l'Instance ou relève-t-elle des attributions de l'Assemblée des représentants du peuple ? Les avis ont divergé et chaque partie y est allée de sa propre interprétation de l'article 18 de la loi organique de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle. « La durée d'activité de l'Instance a été délimitée à quatre années, à compter de la date de nomination de ses membres, renouvelable une fois pour une seule année suite à une décision motivée de l'Instance et soumise au Parlement, trois mois avant l'achèvement de son mandat ». Pour le député du groupe Al Horra Mashrou3 Tounès, Hassouna Nasfi, membre du bureau de l'ARP, « une telle décision fait partie intégrante des attributions de la séance plénière de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) ». C'est pourquoi le bureau a décidé de transférer la question à la plénière dont la date sera fixée ultérieurement. C'est aussi l'avis de l'ancien juge administratif Ahmed Souab qui, dans sa lecture de cet article, a précisé que la décision de prorogation ou non du mandat de l'IVD revient en définitive à l'Assemblée, en vertu du parallélisme des formes. Il a expliqué que le terme « soumise » dans ledit article signifie qu'une requête doit être levée à une autorité supérieure de la part d'une autorité inférieure et l'autorité supérieure ici est l'Assemblée des représentants du peuple qui a élu les membres de l'instance. Ce n'est pas l'avis du député du Courant démocratique Ghazi Chaouachi qui va dans le sens de l'interprétation du conseil de l'IVD, lequel a décidé, le 27 février 2018, la prolongation d'une année le mandat de l'Instance conformément aux dispositions de l'article 18 de la loi organique sur la justice transitionnelle. La présidente de l'Instance vérité et dignité (IVD), Sihem Ben Sedrine, a affirmé que la décision est de la compétence de l'Instance et non celle de l'ARP. Elle est, selon elle, irrévocable et a appelé les représentants du peuple à « bien lire le texte de la loi ». De son côté, le député de Harak, Imed Daimi, a accusé ses collègues de Nida Tounès et de « Mashrou3 » d'avoir « comploté » pour transférer la décision à la plénière sans en fixer la date. Il a ajouté que toute décision du bureau d'arrêter une date pour la plénière ne passera pas parce que « nous allons déposer un recours auprès du Tribunal administratif». Une batille est donc engagée autour de cette question et le groupe parlementaire d'Afek Tounès a déjà déposé un recours contre la décision de l'Instance auprès du Tribunal administratif. Faire la part des choses Il est évident qu'il faut toujours faire la part des choses. La justice transitionnelle est un processus « dont l'objet officiel est de cicatriser des meurtrissures du tissu social par l'apaisement des tensions au sein du corps social, la réconciliation et le pardon dans les Etats en transition ». C'est un choix qui a été adopté en Tunisie après un long processus « entamé depuis janvier 2011 avec la participation des instances gouvernementales, des instances judiciaires et des composantes de la société civile, et l'appui des organisations internationales ». En tant que processus, il ne peut être remis en question, ni faire l'objet de tiraillements entre les différentes parties. Mais c'est au niveau de l'Instance chargée de conduire cette justice que les divergences sont inconciliables. Et plus précisément au niveau de sa présidente Sihem Ben Sedrine, « l'une des figures publiques les plus controversées ». « Convertie à la justice transitionnelle, elle voudrait l'incarner à elle seule », écrivait Jeune Afrique en septembre 2015. Le dirigeant de Nida Tounès Wissem Saidi l'a affirmé sans ambages : « Oui nous avons un problème avec la présidente de l'IVD et non avec la justice transitionnelle ». On reproche à la présidente, qui a été imposée par le mouvement Ennahdha du temps du gouvernement de la Troïka, de ne pas remplir les critères de « l'indépendance, la neutralité et l'impartialité » tels que stipulés dans l'article 21 de la loi organique relative à l'instauration de la justice transitionnelle de décembre 2013. «Elle n'a ni la personnalité ni le profil pour cette mission», comme l'affirme un député de Nida Tounès. Ben Sedrine a été une opposante à l'ancien régime qui l'a poursuivie de sa vindicte et, de ce fait, elle ne peut pas être à la fois juge et partie. Elle a été parmi les premières personnalités à fustiger les écarts de l'ancien régime et la corruption des familles qui « pillaient la Tunisie» et elle en a payé pour sa liberté, mais, pour certains observateurs, elle a dilapidé ce capital dont elle jouissait et même sa famille politique et ses anciens compagnons de route dans « le combat pour les libertés » l'ont désavouée. Parmi les griefs qu'on lui fait, sa propension à condamner avant de juger. En plus de ne pas avoir la compétence requise dans un domaine, celui de la justice, qui lui est complètement étranger, de par sa formation, et bien qu'elle se targue d'avoir une certaine expérience en matière de justice transitionnelle, elle est perçue beaucoup plus comme «une inquisitrice » que comme « une justicière ». Mais ce n'est pas tout. Car Sihem est accusée d'avoir été derrière la dissolution de l'ancien parti au pouvoir alors qu'elle va juger ses responsables. Elle est désignée comme étant l'instigatrice de la «liquidation» de ce qui est appelée la police politique alors que ses membres pourraient être traduits devant « sa juridiction ». Sa gestion de l'Instance est pointée du doigt et elle a été émaillée par plusieurs accrocs avec des démissions et des révocations. Feu Noura Borsali, qui avait démissionné de l'Instance avait écrit « qu'il est nécessaire que soient revues (...) la composition de l'IVD et sa présidence.». Elle avait dénoncé « les allégeances politiques néfastes pour le bien de la commission » ajoutant que «le soutien des islamistes d'Ennahdha à la présidente de l'IVD n'aide aucunement l'instance à se réformer et s'améliorer.». Ce que Ben Sedrine a toujours nié rejetant les accusations de favoritisme pour les « nahdhaouis » et dénonçant les attaques d'une certaine presse à la « solde » de «l'ancien régime » qui « fait tout » pour déstabiliser l'Instance. En conflit avec les institutions La présidente de l'IVD est entrée en conflit avec les institutions de l'Etat et notamment la présidence de la République qu'elle accuse de « faire obstruction à la justice transitionnelle ». Elle était partie en guerre contre le projet de loi de réconciliation présenté par le président de la République, Béji Caïd Essebsi, et elle ne se prive pas de dire qu'il lui en veut personnellement. Elle l'est aussi avec l'Assemblée des représentants du peuple, du moins avec un bon nombre de députés. Le gouvernement de Youssef Chahed a jeté « tous nos courriers à la poubelle. La justice transitionnelle n'existe pas dans son programme, dans son discours », (le Point du 17 novembre 2017). Tout comme la justice militaire, le pôle financier et le ministère de l'Intérieur qui, selon elle, refusent de collaborer avec l'IVD. Elle a également une dent contre, non seulement le régime de Ben Ali, mais également contre celui de Bourguiba dont les agents ont, d'après elle, « écrit l'histoire officielle de la Tunisie ». C'est pourquoi, il faut réécrire cette histoire à partir de témoignages des victimes de cette période précise, parce qu' « on a éliminé certains acteurs d'un crayon et imposé l'omerta sur certains faits historiques », a-t-elle souligné dans une interview à Jeune Afrique au mois de juin 2017. Cette attitude a fait réagir plusieurs historiens qui ont répondu à « ses accusations et ses insinuations quant à la véracité de l'histoire du Mouvement National tunisien à l'époque de la lutte contre le colonisateur». Dans un communiqué publié par un collectif de 60 historiens experts en histoire contemporaine, ils réfutent « les hypothèses présentées par l'instance IVD et appellent à vérifier les dires et l'historique des personnes présentées comme étant des témoins de cette époque ». Ils critiquent « toute tentative de déformation de la réalité et tout appel à réécrire l'histoire en dehors des circuits reconnus par leur expertise ». Elle tient son instance avec une main de fer Face à ces attaques qu'elle considère comme orchestrées, Sihem Ben Sedrine n'en démord pas et tient son Instance d'une main de fer. Elle compte sur le soutien indéfectible du groupe parlementaire du mouvement Ennahdha et sur les députés du CPR, du Harak de l'ancien président Moncef Marzouki et du Courant démocratique et accessoirement sur le groupe du Front populaire. Mais elle s'appuie surtout sur la loi qui lui donne de larges prérogatives ne la soumettant pratiquement à aucune autre autorité. Pour pouvoir modifier la loi sur la Justice transitionnelle, il faut réunir les deux tiers des voix de l'ARP. Ce qui est pratiquement impossible. Même les jugements rendus par le Tribunal administratif sont nuls et non avenus. Censée réconcilier les Tunisiens avec leur passé, l'Instance vérité et dignité les a plutôt divisés. Elle s'est même transformée en « un instrument de règlement de comptes politiques », selon le député Mustapha Ben Ahmed. Aujourd'hui, « les risques que court la justice transitionnelle en Tunisie sont à prendre au sérieux. Le processus, déjà biaisé par tant de dérives internes, a besoin d'être revu et corrigé pour la garantie de son succès et de sa crédibilité, profondément altérée. Car nous ne cesserons jamais de le répéter : la justice transitionnelle est l'un des piliers importants de la transition démocratique qui peine à se concrétiser. En conclusion, un constat s'impose à nous. Nous l'emprunterons au célèbre dramaturge allemand Bertolt Brecht (en le changeant) : ainsi va la justice transitionnelle en Tunisie et elle ne va pas bien. Hélas ! ». C'était prémonitoire de la part d'une grande Dame, feu Noura Borsali, dans une tribune publiée sur les colonnes de la Presse du 18 mars 2017.