Dresser, à travers le zoom sur des vies de personnages dont les destins se croisent, une vue d'ensemble d'un pays où tout est grave et rien n'est grave en même temps, où tout peut arriver à cause de l'arbitraire dans l'application des lois et dans les codes sociaux. La première édition du festival du cinéma méditerranéen de Tunisie, Manarat, propose, entre autres films de sa compétition officielle, «Les bienheureux» de l'Algérienne Sofia Djama, projeté mercredi et jeudi derniers respectivement à l'Alhambra et à l'Agora. Une fiction sur l'après-guerre civile algérienne qui a été en compétition officielle à la Mostra de Venise de 2017. «Alger, quelques années après la guerre civile. Amal (Nadia Kaci) et Samir (Sami Bouagila) ont décidé de fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Pendant leur trajet, tous deux évoquent leur Algérie : Amal, à travers la perte des illusions, Samir par la nécessité de s'en accommoder. Au même moment, Fahim (Amine Lansari), leur fils, et ses amis, Feriel (Lyna Khoudri) et Reda (Adam Bessa), errent dans un Alger qui se referme peu à peu sur lui-même». Les événements du film sont placés en 2008, quelques années donc après la décennie noire. Les premières images balayent le paysage architectural d'Alger, avec des immeubles mal au point, qui portent de manière visible le poids de ce qui s'est passé pendant cette période et même avant. Ce paysage laisse suggérer le délabrement des âmes qui y habitent, mais que l'on ne voit pas tout de suite. L'introduction des personnages se fait en douceur, avec beaucoup de tendresse, surtout du côté des personnages féminins d'Amal et de Feriel, qui ne manquent pas de caractère. Exposition de vies qui avancent lentement, qui cherchent, qui tâtonnent ou font avec, avec la survie. Très vite, les trajectoires vont bifurquer. Tout d'abord entre les générations, dont la narration et la mise en scène de Sofia Djama fait bien la distinction. Les parents s'expriment en français, conservent des restes d'idéaux de gauche qui alimentent leurs discussions avec leurs amis du même milieu. Les jeunes parlent principalement le dialectal algérois, sont dans le débat, l'ouverture et la découverte. Ils semblent même plus lucides que leurs ainés. «Je filme les parents en plans fixes alors qu'avec les jeunes, la caméra est plus mobile, plus légère. Les jeunes sont dans le dialogue, alors que leurs aînés règlent leurs comptes», explique la réalisatrice pendant le débat qui suit la projection de mercredi à l'Alhambra. A son tour, son actrice Lyna Khoudri a raconté comment les scènes qu'elle partage avec Reda et Fahim sont teintées de beaucoup d'improvisation, où ils ont tissé et ajouté du leur autour des dialogues du film, sans jamais être arrêtés par Sofia Djama qui voulait capter une vraie dynamique de jeunes, naturelle et spontanée. La discorde s'installe ensuite au sein des représentants de chaque génération. La confrontation est plus rude chez les parents et leurs amis, règlements de comptes et divergences de points de vue obligent. Les jeunes arrivent quand même à rester dans le même camp et,malgré les secrets et les différends, semblent plus ouverts et plus rationnels. Mais tous vont être rattrapés dans la spirale d'un pays qui est loin d'être guéri ou ressaisi, sans que les choses ne dégénèrent vraiment. Ce choix d'apparent retour au calme qu'opère Sofia Djama dans le scénario semble comme une volonté de ne pas laisser le spectateur sur sa faim. Le résultat est tiède mais c'est aussi un parti-pris qui permet de dresser, à travers le zoom sur des vies de personnages dont les destins se croisent, une vue d'ensemble d'un pays où tout est grave et rien n'est grave en même temps, où tout peut arriver à cause de l'arbitraire dans l'application des lois et dans les codes sociaux. Son film en a fait l'expérience pendant son tournage. Sofia Djama raconte en effet comment le tournage a été facilité à toutes ses étapes par les autorités algériennes et qu'en même temps, le film n'a pas reçu d'aide ni ne peut être projeté dans le pays. Des contradictions qui marquent le quotidien des personnages et qu'illustrent par exemple la séquence du film où Amal est arrêtée pour conduite en état d'ébriété, et que, tests positifs effectués, l'agent décide de la relâcher quand même devant le désaccord de son coéquipier. A la fin de la spirale et le «retour au calme», le seul personnage que Sofia Djama marque dans son corps par les événements est Reda. Ce n'est pas le plus abouti des personnages, quelques clichés l'affaiblissent, mais c'est pour la réalisatrice un important symbole. Elle dresse un personnage mystique, qui arpente la religion avec un regard personnel et libéré et qui va en faire les frais, de la part de ceux qui ne comprennent pas. «C'est le personnage le plus libre et qui cherche son individualité », réclame Sofia Djama. Au sein de la nouvelle réalité de son pays, l'individualité est pour elle une bataille centrale.