Tout le monde ou presque observait avec une certaine appréhension la séance de vote de confiance parlementaire avant-hier au nouveau ministre de l'Intérieur, Hichem Fourati. Les protagonistes n'y allaient guère de main morte, des semaines durant. La lutte de clans au sein du parti dit majoritaire, Nida Tounès, avait débordé sur la scène politique en général et les institutions de la République en particulier. On a frôlé la paralysie avec, en sus, la guerre de tous contre tous. Au fil des jours, cela avait pris l'allure d'un véritable psychodrame, où coups fourrés et manœuvres de coulisses se succédaient. Ils étaient de surcroît amplifiés dans les réseaux sociaux sur fond de rumeurs, allégations tendancieuses et fake news savamment administrés par les différents clans en lice. Le chef du gouvernement était un peu à l'étroit dans ses chaussures, il est vrai. Quelques semaines auparavant, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, l'avait sommé, en cas de persistance de la crise, de démissionner ou d'obtenir le vote de confiance du Parlement. Youssef Chahed a nommé le nouveau ministre de l'Intérieur en escomptant, ce faisant, faire d'une pierre deux coups. Le vote de confiance du ministre signifierait, aux yeux de ses partisans et séides, un vote de confiance pour tout le gouvernement. Mais ce n'était pas donné d'avance. À quelques heures de la séance plénière parlementaire, Nida Tounès signifiait clairement qu'il ne voterait pas la nomination du nouveau locataire du ministère de l'Intérieur. D'autres formations de l'opposition lui emboîtaient le pas, soit par le vote négatif présumé, soit par l'abstention déclarée. Seul le parti Ennahdha et quelques groupes épars déclaraient leur intention de voter en faveur du nouveau ministre. Dès lors, les calculs arithmétiques foisonnaient. Les leaders des partis les plus concernés agissaient à découvert dans les coulisses mêmes du Parlement. Et l'issue était, à l'ouverture des débats, fort improbable, dans les deux sens, celui de l'adhésion et celui du refus. En s'adressant aux parlementaires en début de séance, Youssef Chahed a anticipé sur l'action gouvernementale à la rentée et même pour l'année prochaine. Son message était clair : «J'y suis, j'y reste». Il a cependant tendu la main en plaidant ouvertement et à haute voix en faveur du credo du président de la République, en le citant nommément, «la patrie avant les partis». Et pas moins de cinquante-deux parlementaires avaient demandé d'intervenir, les échanges devant durer plus de cinq heures et demie. Retransmis à la télé, les débats ont été particulièrement suivis par les citoyens. Puis, coup de théâtre. Les représentants de Nida Tounès ont improvisé une conférence de presse pour annoncer qu'ils comptaient voter la confiance au nouveau ministre de l'Intérieur, à charge toutefois pour le gouvernement de demander le vote de confiance du Parlement dans les dix jours, c'est-à-dire au cours des vacances parlementaires ! Hafedh Caïd Essebsi, directeur exécutif de Nida Tounès et ennemi déclaré de Youssef Chahed y était aux premières loges. On connaît la suite. La nomination du ministre de l'Intérieur est approuvée par cent-quarante-huit voix, beaucoup plus que les cent-neuf voix requises. Entre-temps, les débats et échanges connurent des moments tantôt forts, tantôt risibles et emblématiques d'une classe politique en perte de légitimité et soucieuse avant tout de régler des comptes de boutiquier. Pour ses partisans, Youssef Chahed a triomphé, haut la main, d'une cabale florentine. Pour les autres, c'est la raison d'Etat qui l'emporte, le ministère de l'Intérieur ne pouvant demeurer sans ministre. Pour les observateurs avertis, c'est la politique des moindres dégâts qui a sévi. On n'écarte pas une intercession in extremis du président Béji Caïd Essebsi pour cette issue certes heureuse sur fond de consensus mou et préventions persistantes. Le grand bénéficiaire de cette séquence fantasmagorique, c'est bien évidemment Youssef Chahed, mais également le mouvement Ennahdha, qui le soutient et demeure maître du jeu face à des protagonistes et adversaires fantasques et divisés. Le camp d'en face est fragilisé, Hafedh Caïd Essebsi étant davantage aux abois qu'offensif et maître de son destin. N'oublions pas que le non-dit dans toutes ces manœuvres et gesticulations ce sont les élections présidentielle et législatives de 2019. Désormais, les lièvres sont lâchés et chacun se positionne en fonction de cette échéance à l'Alrlésienne, celle dont on parle mais qu'on ne voit jamais. C'est à une espèce de jeu de massacre que nous assistons. Chacun affûte ses couteaux. Pour Youssef Chahed et ses séides, chaque jour de gagné est un acquis. Pour les autres, toute déstabilisation est une nouvelle brèche dans l'édifice de l'establishment. Et détruire à petit feu fragilise au bout du compte. Les Tunisiens, eux, observent en silence. Entre le renchérissement des prix, la dépréciation du Dinar, l'inflation suffocante, les coupures d'eau et les pénuries de médicaments, ils n'ont cure de la politique politicienne. La machine infernale de la crise économique et sociale écrase tout le monde au passage. Et la société ressemble de plus en plus à une poudrière à la merci du moindre coup de grisou porteur d'un irrémédiable embrasement. Et puis, au fond de lui-même, le Tunisien lambda ressasse «cause toujours, tu m'embêtes». Parce qu'on ne juge guère un homme d'après l'idée qu'il se fait de lui-même et qu'à l'heure des choix, la sanction l'emporte.