«Ne pas prétendre "parler pour", ou pis "parler sur", à peine parler près de, et si possible tout contre». De par sa programmation, Chouftouhonna, le festival international d'art féministe de Tunis (6-9 septembre), se positionne de plus en plus comme une plaque tournante pour l'expression féminine et féministe artistique, dont Tunis se fait la capitale pendant quelques jours. Une occasion d'entendre et de voir en face à face ce que «Elles» ont à dire, à créer. «L'éveil aux féminismes», comme l'ont appelé les organisatrices, a été une activité du programme, destinée aux parents et enfants, démontrant un accompagnement et une main tendue au large public, pour la compréhension des enjeux de la cause féminine. Le féminisme n'est ni un yo-yo ni une chaîne. C'est une question de vie qui concerne tout le monde, les femmes en premier, évidemment. C'est une lutte et les manifestations comme Chouftouhonna sont autant d'occasions pour rappeler cette bataille pour laquelle le champ est toujours ouvert, et pour dire où en est le combat. L'une de ses armes est la langue, territoire notoirement sexiste où il est question de décolonisation par l'usage féminin et féministe : l'un des thèmes évoqués par Sagia Bassaid, écrivaine et artiste française aux racines algériennes, dans la conférence «Féminismes décoloniaux dans un contexte occidental». «No man's langue», territoire de lutte La «no man's langue», c'est écrire dans la langue des hommes pour la détourner, se l'approprier. Ainsi, la bataille passe par la traversée de ce champ hostile pour y planter ses propres marques, le signer de sa propre poésie. Sagia Bassaid prend, parmi d'autres exemples, les campagnes contre la violence, qui «mettent en scène le corps féminin comme un corps victime. Ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme d'où l'importance de cette esthétique de la lutte et de la guerre à travers les langues, ne pas se laisser institutionnaliser par ces langues, mais leur faire face, créer contre elles et à travers elles. Une lutte qui incarne le droit à la différence et à l'altérité», dit-elle. «La no man's langue est la langue de la désaliénation, de la libre appropriation des langues», définit Sagia Bassaid, qui lui distingue trois esthétiques : lutte, réalité et altérité. Elles se basent sur du vécu mais ce n'est pas pour rien que les mythes sont fondateurs. La conférencière évoque celui de Philomèle, que son beau-frère viole puis lui coupe la langue pour ne pas qu'elle raconte ce qui s'est passé. Seule dans une grotte, Philomèle va recoudre sa langue pour révéler la vérité. Une réappropriation organique et expressive de la langue arrachée, symbole pour le poète français Serge Pey du «rapport complexe qu'entretiennent oralité et écriture». Cet arrachement se poursuit sous d'autres formes dans les contextes post-coloniaux. Arrachement de la langue et de la terre «Les femmes issues de pays post-coloniaux sont prises entre deux étaux, les mouvements féministes et le mouvement décolonial, frontière de domination masculine et frontière néocoloniale», souligne d'emblée Sagia Bassaid. Elle évoque Frantz Fanon, décrivant, pendant la colonisation française en Algérie, des cérémonies d'arrachement du voile où la femme était «libérée» et «civilisée» par cet acte. Un exemple qui nous ramène personnellement à l'esprit l'image de Bourguiba enlevant à une femme son sefseri au lendemain de l'Indépendance, ou encore, image plus récente, celle de la directrice d'une manifestation culturelle qui a arraché le voile d'une de ses connaissances devant une assemblée comprenant, entre autres, ambassadeurs et directeurs de centres culturels de pays occidentaux en Tunisie. De quoi rejoindre Sagia Bassaid quand elle dit que «la décolonisation n'a pas eu lieu». Loin s'en faut, puisque, ajoute-elle, les pays occidentaux sont dans l'ignorance et le déni du passé, et que, comme le résume la sociologue française Hanane Karimi qu'elle cite : «Tout le monde a un avis sur le voile, aujourd'hui en France, en Occident, et dans le monde entier. Tout le monde a un avis sur l'islam, sur les femmes musulmanes. Et en fait, plus de 50 ans après la décolonisation, la cérémonie du voile est encore actuelle, même dans un contexte diasporique». Dans le contexte décrit ci-dessus, la réalité diasporique est une réalité d'arrachement de la langue et de la terre, où «l'altérité qui est contestée, qu'elle soit linguistique ou sociale». «D'où l'importance d'avoir des espaces de paroles comme Chouftouhonna», stipule Sagia Bassaid, qui termine son intervention sur une citation de «Femmes d'Alger dans leur appartement d'Assia Djebar : «Ne pas prétendre "parler pour", ou pis "parler sur", à peine parler près de, et si possible tout contre».