ça y est, la prouesse est inédite et c'est tout à notre honneur. Les Tunisiens semblent en passe de créer une nouvelle spécialité médicale, la remanite aiguë. Depuis des mois, on attend le remaniement ministériel ou gouvernemental annoncé comme on attend Godot. Toutes affaires cessantes, tout le monde fait le pied de grue, les hauts responsables en prime. Les ministères sont au point mort. L'administration est sclérosée. Les services font antichambre. Et le pays va, tel un bateau ivre, à vau-l'eau. Les rumeurs les plus folles circulent. Les prévisions, conjectures et supputations, des plus vraisemblables aux plus fantaisistes, sont légion. En point de mire, l'imposant palais de Dar el Bey à la Kasbah, siège du gouvernement. À l'instar de ses prédécesseurs, Youssef Chahed, chef du gouvernement, y est somme toute un locataire provisoire. Mais, à en croire ses partisans et fervents séides, ce n'est qu'un tremplin. Tout le monde a en tête l'année 2019, année électorale par excellence, élections législatives et présidentielle obligent. Le prochain remaniement gouvernemental s'y inscrit de plain-pied. C'est l'équipe gouvernementale qui a en charge la préparation des conditions propices à ces élections en fin de compte. Et le scrutin escompté sera soit un vote d'adhésion, soit un vote-sanction. Mais on prête à Youssef Chahed d'autres ambitions, liées au remaniement et à la fondation annoncée à demi-mots de son propre parti. Ce sera soit une reconduction à la Kasbah, en cas de victoire de son parti ou de la coalition de partis dont il fera partie, soit tout bonnement la présidence de la République à Carthage. À ce niveau, la donne semble envenimée et nourrie de préventions. Youssef Chahed est gelé par son propre parti, Nida Tounès, et soutenu par Ennahdha, autre principal parti de la coalition gouvernementale. En même temps, le courant ne passe plus entre le président de la République et le chef du gouvernement. Et Nida Tounès a fait savoir haut et fort qu'il refuse catégoriquement de participer à un gouvernement avec Ennahdha. Et si d'aventure Youssef Chahed venait à former un nouveau gouvernement sans la participation de Nida Tounès, mais moyennant la participation et la caution d'Ennahdha, la donne serait davantage compliquée. En effet, aux termes de la Constitution, c'est le parti majoritaire des élections législatives qui doit former le gouvernement ou chapeauter la coalition gouvernementale. Or, c'est bien Nida Tounès le principal parti majoritaire à l'issue des législatives de 2014. En fait, il s'agit bien d'une crise, voire d'un équilibre catastrophique, à géométrie variable. Attendre davantage et reporter l'échéance du remaniement gouvernemental serait catastrophique. S'y atteler sans un large consensus préalable serait davantage périlleux. D'un côté ça chauffe, de l'autre ça brûle, comme l'instruit le dicton populaire. Toujours est-il qu'entre-temps, la remanite aiguë ne fléchit point. Des noms sont avancés. Untel serait sur le départ, tel autre rejoint le gotha des heureux dépositaires d'un portefeuille ministériel. Sans compter le jeu escompté des chaises musicales, certains ministres devant changer de bâtiment et de charge gouvernementale au profit d'autres. En même temps, d'autres prétendants aspirent, eux aussi, à la nomination au gouvernement. Tels les membres du nouveau groupe parlementaire pro-Chahed et de partis qui, tel Machrou Tounès, soutiennent désormais le chef du gouvernement, après avoir soutenu Nida. Auquel cas, si le donnant-donnant ne fonctionne pas au terme du nouveau remaniement, il y aura de nouveaux retournements de veste pour le moins spectaculaires. Ici comme ailleurs sur la place politique, la versatilité opportuniste est de mise. Haut dignitaire de la IVe République en France rallié au gaullisme sous la Vème, Edgar Faure répétait avec ironie : «Ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent qui a changé» !