Le samedi 23 janvier dernier, la librairie et espace d'art et de culture Art-Libris (Salammbô) a rassemblé dans ses murs un grand nombre d'intellectuels, de militants des droits de l'Homme, de journalistes,d'artistes, d'hommes et de femmes de la société civile, ainsi que de jeunes facebookeurs. «Le processus démocratique en Tunisie», tel a été le thème d'un échange d'idées et d'opinions, qui s'est déroulé dans une belle liberté de ton. La veille, des personnes, probablement des hommes se recrutant dans la mouvance intégriste, sont venues de nuit, arracher la banderole qui surmonte depuis quelques jours l'entrée de la librairie et qui définit le lieu comme étant un «Espace ouvert, de débat pour une Tunisie démocratique et laïque». «Depuis, les "barbus" ont défilé poliment pour exprimer leur désapprobation. Ce qui les dérangeait, c'était le terme «laïcité». Je les ai invités à venir s'exprimer et donner leur point de vue. Ils ont préféré le donner la nuit dernière», a précisé Raouf Dakhlaoui, directeur d'Art-Libris. «Plus rien ne sera comme avant» Noir de monde, l'étage consacré aux activités culturelles polyvalentes de la librairie débordait jusqu'aux escaliers d'un public affamé de débats et de partage d'idées et d'intelligence, après vingt-trois ans de musellement de la parole libre. Les gens sont venus, agités par ce sentiment quasi général d'être bousculés tout le temps par un tourbillon d'événements, qui se précipitent à la vitesse de l'éclair. De vouloir également comprendre ce qui se passait pour avoir ce recul nécessaire permettant de lire l'avenir. Un avenir qui provoque, en même temps, tous les espoirs, mais également beaucoup d'inquiétudes… «De toute façon, après cette révolution tunisienne plus rien ne sera comme avant», a déclaré un intervenant. Spécialiste en communication, universitaire et journaliste, Larbi Chouikha a présenté une analyse de la situation actuelle pleine de ce bon sens particulier aux chercheurs. «Il faut revenir à ce que disait le philosophe et psychanalyste Hannah Arendt, qui a vécu sous le nazisme. Selon Arendt lorsqu'un système totalitaire s'effondre, il est nécessaire de faire un examen de conscience. C'est une sorte de catharsis bénéfique. Essentielle également pour se prémunir contre les risques de retour des anciens démons et des vieux réflexes. Que chacun d'entre nous le fasse», a-t-il dit . Pour Larbi Chouikha, l'heure actuelle n'est pas à la contestation, mais plutôt à la réflexion, au débat, notamment au niveau des écoles et des universités, où des discussions avec les étudiants sont déjà programmées, et surtout au retour à l'ordre. «Nous sommes en train de vivre une phase inédite de notre histoire. Une page s'ouvre. Autant elle est excitante avec tous ces forums et débats politiques spontanés qui n'arrêtent pas d'éclore sur l'avenue Bourguiba, transformée en une sorte de Hyde Park à Londres ou de fête de l'Huma en France, autant elle me semble inquiétante. Cela débouchera sur quoi au juste? A mon avis, il est temps pour que l'autorité de l'Etat soit rétablie et que les institutions retrouvent toute leur place. Laissons ce gouvernement travailler, qui est de toute façon obligé de composer avec toutes les sensibilités politiques du pays. Ne mettons pas de l'huile sur le feu. Nous avons déjà gagné beaucoup de droits, parmi lesquels ceux de manifester et de nous exprimer», a- t-il souligné. La démocratie s'apprend dans les mairies Un jeune facebookeur a relevé le déficit de culture politique chez beaucoup de jeunes Tunisiens, y compris ceux qui ont manifesté dans la rue et qui veulent s'engager dans les partis de l'opposition: «Moi-même je me sens désemparé devant la vie politique et la mouvance de tous ces partis qui se présentent aujourd'hui. Il nous faudra à présent inventer un Cheikh Machfer de la communication sur la politique. Pour rassurer tous ceux qui s'interrogent à propos de la menace intégriste, l'architecte Inchirah Hababou a rappelé que la grande manifestation du 14 janvier ne portait aucun slogan islamiste. Il s'agit d'un mouvement global où s'est exprimée l'identité tunisienne dans toute sa diversité. Que cette gauche se rallie afin de gagner les élections. Pour imposer la démocratie, nous avons besoin d'une révolution culturelle qui investisse jusqu'aux lointaines campagnes». Pour affronter les intégristes, très forts sur le terrain, beaucoup d'intervenants ont invité les citoyens tunisiens à investir les associations et également les mairies. «C'est là où s'apprend la démocratie. J'ai remarqué que sur les plateaux de télévisions, on a convié tout le monde, à part les jeunes des quartiers populaires ; il y a beaucoup de travail à faire à ce niveau. Pour ma part, j'ai choisi de vivre dans une cité caractérisée par la mixité, où l'alcolo se mêle au petit délinquant, et l'intégriste au cadre moyen laïque. Cette mosaïque sociale m'intéresse. Ce qui m'intéresse encore plus, c'est de tenter d'aider tous ces jeunes en crise à s'en sortir», témoigne Akim Abichou, géographe vivant entre Toulouse et le quartier 5-Décembre au Kram. Les intégristes : un travail de révision de leur idéologie s'impose Le thème de l'intégrisme a continué jusqu'à la fin de la séance, à revenir dans les discussions. Et l'appel d'aller s'inscrire au plus tôt (avant le 31 janvier) sur les listes municipales afin d'être prêts pour le prochain rendez-vous électoral n'a pas cessé de retentir dans la salle. Latifa Lakhdar, chercheur et politologue, a invité le public à la vigilance : «Evitons de les laisser se présenter aux élections avec la facilité qu'ils veulent. Comment pourraient-ils par exemple avaliser la modernité ? Ils devraient passer auparavant par un lourd travail de révision de leur idéologie. Avec Vatican II, l'Europe a bien imposé au Vatican d'adhérer aux principes des droits de l'Homme et de cautionner la lecture libre des textes fondamentaux. Nous pourrions exiger la même démarche du RCD, qui a hérité de la structure fasciste établissant une fusion entre le parti et l'Etat». Sur une note d'humour et d'esprit, Mohamed Kilani, journaliste et banquier, commentant le ton inédit de ce débat, n'a pas pu s'empêcher de faire remarquer : «C'est pour la première fois en Tunisie que les gens peuvent parler avec une telle franchise. Et surtout qu'ils restent libres, après avoir parlé!».