«Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse» (Jean Luc Godard). Depuis la chute de l'ancien régime et pendant que la télévision tâtonne et connaît des hésitations, le cinéma n'attend pas, il se prend en main. De nombreuses caméras ont répondu à l'écho de la rue, celles, entre autres, de Mourad Ben Cheikh, Nejib Belkadhi, Elyès Baccar, Mohamed Zran, Olfa Chakroun, Nadia El Feni et Mohamed Ali Nahdi, auxquels nous avons demandé pourquoi ils filment ces événements et ce qu'ils filment en particulier. Il est clair que ce qu'ils partagent, c'est leur désir de présenter des chroniques croisées de la révolution... Filmer, avec la liberté en prime Qu'est-ce qui a changé après le 14 janvier pour un cinéaste? Ce qui est évident, c'est de « pouvoir filmer dans la rue sans demander d'autorisation et sans passer par la bureaucratie, même dans des endroits qui nécessitaient une autorisation spéciale », affirme Nejib Belkadhi. «Avant, il fallait calculer, se méfier et prendre ses précautions», pense Elyès Baccar, pour qui, chaque réalisateur est, à travers sa caméra, en découverte de lui-même face à cette nouvelle donne. Mourad Ben Cheikh va dans le même sens: «Il y a un rapport fondamental à la réalité qui a changé. Auparavant, on en avait une image fausse, colportée par les médias. D'un autre côté, chacun en détenait une petite partie et était isolé dedans. Aujourd'hui, je peux être un membre actif pour faire connaître cette réalité». La prise de parole et le fait que «les gens se laissent filmer avec une certaine liberté» est ce qui a marqué Mohamed Ali Nahdi et Olfa Chakroun. Cette dernière l'explique par un nouveau rapport au corps. Quant à Mohamed Zran et Nadia El Fani, ils se considèrent dans la suite de ce qu'ils ont toujours fait. «En tant que cinéaste, j'ai fait uniquement les films que j'avais envie de faire et dont les sujets tentaient d'être une réflexion sur notre société, sur la liberté, sur notre rapport à la religion», dit-elle. De même, Mohamed Zran affirme que l'acte de filmer la révolution est dans son imaginaire depuis longtemps. «Le personnage principal de mon court-métrage Le casseur de pierres s'appelle Nidhal (résistance). Il en est de même pour celui d'Essaïda, un Bouazizi d'il y a 15 ans», ajoute-t-il. «Participer, comprendre et proposer» «Participer, comprendre et proposer», trois mots pour résumer la nécessité de filmer le soulèvement populaire, selon Elyès Baccar. « Mon rôle est différent de celui du journaliste qui ramène une information immédiate. Le réalisateur travaille avec du recul et se donne plus de temps. Il émet un regard différent, son image doit être plus éloquente», souligne-t-il. En sachant pourquoi il filme, chaque réalisateur s'engage de plus en plus dans sa propre voie et se rapproche davantage de ce qu'il désire filmer en particulier. C'est le cas de Mourad Ben Cheikh, pour qui l'urgence, le 14 janvier, n'était pas de filmer, mais d'y être. «L'explosion du réel était ce jour-là fulgurante», affirme-t-il. Et d'ajouter : «J'avais besoin d'être chargé du moment et de sentir en moi l'énergie de la rue». Ceci en tant que citoyen. «En tant que réalisateur, si je tourne, c'est par devoir, par nécessité et par obligation envers la révolution. Elle me permet d'exister. Je lui suis redevable», explique-t-il. «Filmer ce qui se passe est quelque chose de plus fort que moi! C'était compliqué car je suis partie prenante de ces événements et j'avais du mal à rester derrière la caméra! Mais, pour moi, c'est faire acte d'œuvre utile que de filmer ce que nous vivons», avance Nadia El Fani. Nejib Belkadhi va plus loin en donnant à son travail un rôle d'archivage de mémoire du peuple et en le considérant comme un devoir national, vu l'importance des événements. Cela représente pour Olfa Chakroun une participation physique et consciente de ce qui se passe. C'est en même temps pour elle une façon de créer une catharsis pour le récepteur. Panorama de la révolution Dans ce que filment nos réalisateurs, chaque caméra se dirige vers un aspect de la réalité et des événements, qui n'est autre que le regard du réalisateur dessus. A part Mohamed Ali Nahdi qui s'est lancé dans l'expérience de filmer des portraits de gens simples et de poster les vidéos sur le réseau social facebook, les autres réalisateurs se sont inscrits dans des projets de documentaires. Le premier justifie son choix par le fait de vouloir tendre sa caméra comme un miroir et de donner la possibilité aux gens de s'exprimer, tout de suite et sans montage, puis, dans un deuxième temps, de préparer un documentaire. «J'ai récolté des témoignages de Sidi Bouzid, de Béja, de Bizerte, de la Kasbha, de gens à qui on ne donne pas la parole d'habitude», explique-t-il, en ajoutant qu'il était très étonné de constater que les habitants des quartiers chics refusaient de s'exprimer devant sa caméra. La catharsis d'Olfa Chakroun se construit à partir d'une caméra naturelle et spontanée, avec un montage chaotique qui renvoie, selon elle, à la situation : «Pour moi, la Tunisie est comme dans le film Allemagne année zéro. Tout le monde cherche un sens. Les gens n'ont pas encore digéré et compris pourquoi il y avait une dictature dans le pays. Je cherche à montrer ceci, à redéfinir et à enregistrer l'idée de la dictature», dit-elle. «Dans ce magma d'images et d'émotions, je me fais tout petit, je filme ce que je ressens et non pas ce que je comprends», lance Elyès Baccar, avant d'ajouter : «Je filme des images qui s'éloignent de ce que racontent les télévisions, avec un angle différent». Dans le même état d'esprit, Nejib Belkadhi affirme faire un travail «décalé». Son objectif est d'accompagner le processus démocratique, le post-événement, en montrant le changement des mentalités qui se traduit, entre autres, par les mouvements citoyens qui s'organisent, les sit-in, la libre distribution des tracts, etc. Nadia El Feni s'investit dans un film avant/après. «J'étais en plein montage d'un film documentaire que j'avais tourné cet été. Je ne pouvais faire abstraction de l'actualité et continuer à monter un film qui ne se situait que sous l'époque Ben Ali», dit-elle. Mohamed Zran et Mourad Ben Cheikh filment, quant à eux, des portraits. «Des personnages représentatifs permettant de raconter et d'interpréter les faits et les événements au travers d'un axe narratif», précise ce dernier. La tâche de nos réalisateurs n'a sans doute pas été facile, en commençant par les choix esthétiques et narratifs et en arrivant au terrain. «J'ai été sujet à des tentatives de manipulation à chaque fois que j'ai posé ma caméra», affirme Mourad Ben Cheikh. Et d'ajouter : «Il faut avoir le recul nécessaire pour détecter les tentatives de désinformation et ne pas s'y prêter. Il faut être à la hauteur de ceux qui sont morts». Le plus intéressant sera de découvrir le résultat des efforts de chacun. De quoi nous offrir un panorama sur les événements des dernières semaines. Des événements qui marqueront à jamais l'histoire. Différents regards, divers avis… Plus jamais de place, on l'espère, à la pensée unique. Ces réalisateurs nous en donnent l'espoir. Ces mots de Mourad Ben Cheikh l'illustrent merveilleusement : «On doit être plusieurs à raconter cette révolution. C'est cette multitude qui pourra lui rendre hommage. Je ne fais que mettre une petite brique dans un mur en construction. J'espère le faire avec le maximum d'honnêteté intellectuelle».