Par Brahim JELASSI* Au début de l'année 1987, et en ma qualité, à l'époque, de directeur du département «Contrôle de gestion et audit interne», j'avais attiré l'attention de la Banque centrale de Tunisie sur la gestion chaotique et approximative d'un ancien président-directeur général d'une grande banque nationale. Cette décision d'alerter la BCT ne fut pas prise à la légère, mais après mûre réflexion et après la constatation de certaines dérives graves et certains faits et gestes dont je me permets d'évoquer, ici, les plus significatifs. Premièrement, le silence du P.-d.g.: Tous les rapports adressés à ce dernier lui signalant des opérations douteuses au sein des services de la banque sont restés sans suite. Aucun rapport adressé à la direction générale n'a été annoté et retourné au département. Aucune instruction, même verbale, n'a été donnée pour mettre fin à certaines pratiques condamnables à plus d'un titre. Cette mauvaise gestion est corroborée par la Cour des comptes qui, dans son «Pré-rapport de vérification des comptes et de gestion de la banque pour les exercices 1986, 1987 et 1988», parlait de dilapidation de deniers publics, de détournements de fonds et de malversations. Un fait révélateur de cette mauvaise gestion : «Le calcul du salaire et de la prime de résultat du P.-d.g. pour la période allant du mois d'août 1984 au mois de juillet 1988 fait apparaître un montant de 32.856.465 dinars perçu indûment et qui doit être reversé à la banque» (voir rapport de la Cour des comptes sus-indiqué page 82). Deuxièmement, le double langage du P.-d.g. : Le P.-d.g. a eu l'idée de me charger, parallèlement à mes fonctions citées plus haut, de la préparation d'un manuel de procédures dans le but, m'a-t-il dit, de localiser le ou les responsables à l'origine des fautes de gestion signalées. Bien que j'aie été persuadé qu'il ne pouvait subsister aucun doute quant à l'implication des services et des personnes signalés dans les rapports transmis à la direction générale, j'ai joué le jeu malgré les réserves formulées par l'un de mes collaborateurs me mettant en garde contre la mauvaise foi du P.-d.g et surtout contre son discours «Cellule destourienne». Après un an de travail et une fois fin prêt, le manuel de procédures fut soumis à l'appréciation du Comité de direction qui l'a approuvé dans son intégralité, mais le P.-d.g. ne l'a jamais promulgué et les choses n'ont pas bougé d'un iota. La méfiance s'étant installée entre nous, la BCT fut saisie de l'affaire et la réaction du P.-d.g. ne se fit pas attendre. Au mois de mars 1987, mon licenciement «abusif» m'a été notifié, sans autre forme de procès. Cette humiliante éviction fut, pour moi, insupportable et malgré des dommages et intérêts confortables accordés par le tribunal prud'homme, j'étais décidé de me battre pour rétablir ma dignité. C'est ainsi qu'après le changement politique opéré en Tunisie en novembre 1987, j'avais écrit une lettre au président déchu pour lui faire part de l'injustice dont j'avais été victime, injustice qualifiée, par certains amis magistrats «d'injustice du siècle». Après plusieurs mois d'enquête, le président déchu m'a accordé réparation et rétabli dans mes fonctions en me permettant de réintégrer ma banque le 1er/12/1988. Bien que tendues au départ, mes relations avec le nouveau P.-d.g. se sont améliorées avec le temps et des fonctions importantes me furent même confiées. Jusqu'au jour où il a chargé un directeur de me contacter pour me dire que je devais présenter ma démission et qu'en cas de refus, il me pousserait, par tous les moyens pour y parvenir. Cette menace coïncidait curieusement avec sa mutation, en juin 1992, à la tête d'une autre banque nationale de la place. S'étant adjoint le concours d'une personne étrangère à la banque, pour me déstabiliser, le P.-d.g. a fini par mettre mes nerfs à rude épreuve et est parvenu, à l'usure, à me mettre dans une position intenable et infernale. Ayant rompu tout contact avec moi, j'ai fini par lui envoyer une lettre dans laquelle je lui demandais de mettre fin à ce harcèlement qui n'avait pas sa raison d'être. Trois jours avant son départ, j'ai été suspendu de mes fonctions en attendant d'être traduit devant le conseil de discipline, lequel conseil n'a pas, finalement, siégé parce qu'il n'y avait rien, m'a-t-on dit, à me reprocher. Ce qui n'a pas empêché le nouveau P.-d.g. de me demander de lui présenter ma démission, exigée, cette fois par l'ancien ministre directeur du cabinet présidentiel en personne. Il m'a même précisé que les liens, très étroits, qui unissaient ce dernier à l'ancien P.-d.g. dont j'avait dénoncé la mauvaise gestion en 1987 étaient à l'origine de cette décision. N'ayant pas obtempéré, mon licenciement «abusif» et «arbitraire» m'a été notifié par voie postale trois jours plus tard. Encore une fois et pour laver ce nouvel affront, je me suis plaint auprès des autorités de cet abus de pouvoir inadmissible tout en dénonçant cet acharnement pour briser ma carrière, mais en vain, aucune réponse d'aucun responsable. Et comme je continuais à dénoncer avec violence ceux que je soupçonnais d'être à l'origine de cette cabale, on m'a collé l'étiquette d'intégriste, à cette époque, une telle accusation signifiait la prison ou purement et simplement la disparition. Quant au P.-d.g de la banque, il n'a pas trouvé mieux, pour m'astreindre au silence, que de me harceler pour rembourser un crédit logement de 30.000 dinars remboursable sur vingt ans, crédit qu'il a pris soin de gonfler, intérêts de retard obligent, pour le porter à 156.000 dinars. De guerre lasse, j'ai fini par baisser les bras, vendre mon logement et rembourser la banque. A propos des banques, le gouvernement d'union nationale et le futur gouvernement issu des futures élections ont une grande responsabilité vis-à-vis du secteur bancaire. La gestion de ce secteur devrait faire l'objet d'un audit sans complaisance pour faire la lumière sur la mauvaise gestion des banques nationales portant notamment sur les crédits non gagés, les crédits de complaisance, les crédits détournés de leur objet initial, etc. Une fois l'audit terminé, tous les P.-d.g., sans exception, qui se sont succédé à la tête des banques nationales depuis 1987 et jusqu'à la chute de l'ancien régime, devront rendre compte de leur gestion et répondre de leurs actes au cas où ils auraient commis des fautes lourdes portant atteinte à l'économie nationale. Ces deux gouvernements gagneraient en crédibilité en se penchant sur le cas particulier d'une grande banque nationale de la place qui a été privatisée dans des conditions suspectes. ------------------------------------------------------------------------ *Ancien directeur de banque, docteur en économie (Panthéon-Sorbonne)