Par Khaled DELLAGI La Révolution tunisienne a pris tout le monde de court, à commencer par ceux et celles qui l'ont provoquée. La révolte inaugurale était elle prévisible ? En d'autres termes, l'Histoire est elle prédictible? On a souvent accusé, a posteriori, les politologues et autres experts en économie d'être de faux prophètes prédisant le passé. Laissons de côté le débat sur l'objectivité et la subjectivité en histoire et posons l'hypothèse que cette discipline est une science exacte. Alors, quel est le modèle mathématique permettant de l'appréhender et de l'analyser? Une approche "braudelienne" apparaît la plus pertinente. On fait remonter au suicide d'un citoyen, Mohamed Bouazizi , le déclenchement du mouvement insurrectionnel. Il s'agit d'un épisode événementiel, du domaine du temps court, celui de la chronique journalistique .Cet acte est doublement libre, par sa revendication publique et par sa symbolique ( immolation-purification par le feu ).Son retentissement immense sur l'imaginaire du Tunisien ne doit cependant pas faire oublier tous les acteurs individuels moins visibles ou restés silencieux; ceux-là également ont fait l'histoire courte. Car, comme l'avait souligné Marx, «les hommes font l'histoire, mais ils ignorent qu'ils la font». Les événements individuels doivent être liés à leurs contextes géographique, social, économique, etc. En effet, l'histoire, sur la longue durée fait intervenir tous les savoirs humains; c'est une science complexe, pluridimensionnelle, multifactorielle. Osons un parallèle avec la tectonique des plaques où «tout bouge en profondeur, tout change en surface». Les révoltes populaires sont des séismes et des éruptions politiques surgissant apparemment soudainement résultant d'accumulations de tensions et de forces en profondeur. L'atavisme tunisien prend ses sources dans les profondeurs de son histoire, à travers les siècles, entrecoupée de troubles et de crises sociales et économiques. Ainsi, le passé éclaire le présent qui est un instant en équilibre provisoire. Au-delà des moments de discontinuité, de rupture, peut-on prévoir les moments de demain et d'après-demain ? Un second parallèle vient à l'esprit, celui de la météorologie. L'histoire et la climatologie ont en commun leur caractère chaotique et leur incapacité à prévoir l'état des lieux plus de quelques jours à l'avance. Le nombre de paramètres entrant dans l'analyse d'un événement est infiniment grand. De minimes variations dans les conditions initiales d'un système entraînent des résultats radicalement différents. Empruntons la métaphore de l' «effet papillon»; les ondulations des milliers de bras des manifestants sur l'avenue Bourguiba un certain 14 janvier ou les vibrations de l'air sous l'effet du mot scandé «Dégage» ont pu provoquer un cyclone au Caire ou à Pékin. Au-delà des spécificités de chaque pays , les injustices se ressemblent sous tous les cieux : exploitation de l'homme par l'homme, iniquité des systèmes politiques, prévarication et corruption. Le vent de la contestation doit également toucher les pays riches et démocratiques responsables de la spéculation financière, source d'accroissement des inégalités, de précarisation du travail et du chômage. Les places financières de Tokyo, Londres ou New York doivent être prises d'assaut. Alors, au terme de ce cycle historique, nous pourrons dire que Bouazizi, citoyen tunisien libre, dominait son destin. Son acte volontaire aura dominé le destin de l'Histoire. L'Histoire peut être prophétique, mais nul n'est prophète en son pays.