Par Aïcha Ben Abed * Bien que je sois éloignée administrativement du secteur patrimonial tunisien depuis plus de deux ans et demi, ma passion et mon intérêt scientifique pour le domaine de l'archéologie, des monuments historiques et des musées n'ont jamais fléchi, d'autant plus qu'en ce moment, je coordonne un projet international sur la conservation des mosaïques dans les sites et les musées méditerranéens. Je lis pratiquement tous les jours dans les journaux des articles relatifs à l'état de la détérioration du patrimoine tunisien. Parfois les chaînes de télévision prennent le relais, pour exposer les scandales du trafic illicite des objets archéologiques et historiques et même étaler au grand jour les conflits entre les professionnels du secteur. De ce fait, les vrais problèmes des institutions patrimoniales ne sont jamais évoqués, pour laisser place au sensationnel, au voyeurisme, voire au sordide. Les scandales des déclassements des terrains archéologiques à Carthage et ailleurs, les vols des collections archéologiques et la marginalisation de la conservation du patrimoine tunisien n'ont pu avoir lieu qu'à cause de l'instrumentalisation du secteur patrimonial par le politique. Les institutions spécialisées étaient mises au service de la volonté du prince, les priorités du secteur n'étaient plus scientifiques et techniques mais dépendaient « des choix du palais ». Les professionnels du secteur étaient entièrement écartés du processus de la prise de décision concernant l'avenir du patrimoine. Quels sont les responsables ? Nous le sommes tous d'une manière ou d'une autre, sur fond de petites rivalités, d'ambitions et de haines souvent insupportables. Pour les responsables du secteur, le champ d'action était défini par les décisions du «palais». La gestion du patrimoine était vidée de toute préoccupation inhérente à la qualité du secteur. Tel site était prioritaire car il faisait l'objet d'un «projet présidentiel» et tel musée était programmé car le gouverneur espérait le faire inaugurer par «le président» : ainsi avons-nous assisté au renversement des notions de priorité. Pourtant, il m'a semblé qu'avec le fait révolutionnaire, le patrimoine peut jouer un rôle primordial dans la définition d'une identité tunisienne riche et plurielle. Des programmes de recherches peuvent être lancés en collaboration avec les universités, des coopérations internationales ciblées peuvent être initiées selon des priorités préétablies. Le patrimoine peut aussi jouer un rôle capital dans le développement d'un tourisme culturel redéfini à la lumière des nouvelles exigences de la Tunisie démocratique. Les jeunes diplômés peuvent trouver ainsi des débouchés réels en rapport avec une meilleure gestion des sites, des monuments et des musées. Les écoles et les universités peuvent également être sensibilisées à la connaissance du patrimoine et à la nécessité de le conserver et de le préserver Pour réaliser ces enjeux, des décisions d'ordre politique sont à prendre : - Une décision politique claire et nette pour une véritable prise en charge du patrimoine en tant que composante essentielle de l'identité nationale et en tant que support pour un véritable développement régional. - L'affectation à ce secteur de moyens humains et financiers nécessaires à son développement et son rayonnement. - L'organisation d'un débat et d'assises nationales sur le patrimoine, ses composantes et ses missions. - Un débat entre professionnels pour définir une stratégie de conservation, de mise en valeur, et d'implication du patrimoine dans le processus du développement durable dans les régions. - Une restructuration profonde du secteur patrimonial à la lumière des choix stratégiques nouveaux. - Une révision systématique de la législation en vigueur. - L'aide à la création de nouvelles structures de sensibilisation à la connaissance du patrimoine directement connectée à la société civile. Certains me diront qu'on ne peut guère construire l'avenir sur un terrain ravagé par toutes sortes de dépassements et peu propice à une nouvelle vision du secteur patrimonial. Ma réponse est : laissons chacun faire son travail ; la justice, libérée de toute mainmise, est la mieux placée pour faire la part des choses en dehors de toute subjectivité et de décider des responsabilités des uns et des autres. Pour être au diapason de la Tunisie dont nous avons tant rêvé, il est temps que les professionnels du secteur patrimonial passent outre leurs différends et leurs querelles intestines pour mettre en place une nouvelle vision de la sauvegarde du patrimoine. Aujourd'hui, dans le secteur patrimonial, des hommes et des femmes (chercheurs, architectes, ingénieurs, conservateurs, techniciens, administratifs, ouvriers et autres) sont face à une responsabilité historique immense, et j'espère de tout cœur qu'ils ne laisseront pas passer leur chance de s'inscrire dans la nouvelle dynamique démocratique. * Archéologue