Je commencerai cette lettre par rendre hommage à tous les martyrs de la Révolution qui ont libéré notre pays du joug de la dictature. Une dictature qui nous a réduits au silence pendant plus d'une vingtaine d'années. J'ai, comme beaucoup de Tunisiens, peine à croire que nous vivons enfin dans un pays où la dignité humaine ne sera plus bafouée. Cette Révolution a libéré les esprits donc les plumes. Ecrire sera pour moi exutoire. L'exutoire d'une enseignante qui a vécu l'exil de son époux et dû supporter tant d'injustices, souvent la peur au ventre. Au cours de vingt-trois sinistres années, le despote Ben Ali avec ses sbires se sont acharnés sur une élite tunisienne pleinement consciente de la médiocrité du système de gouvernance. Ne murmurait-on pas en cachette que la Tunisie était devenue une «médiocratie» ? Mes problèmes ont commencé quand le père de mes enfants, un cadre navigant maritime hautement breveté, recruté de France pour contribuer dans les années 1970 à la restructuration de la flotte de la Compagnie tunisienne de navigation, s'est vu injustement congédié sur ordre du prince sans procès ni défense après une vingtaine d'années de bons et loyaux services. Un dossier fallacieux à l'appui pour «justifier» son licenciement dit économique pour réduction des effectifs au sein de l'armement national. Une requête à ce sujet adressée aux hautes instances de l'Etat était demeurée lettre morte. Face donc à ma nouvelle vie conjugale en solitaire, mon mari ayant été recruté par un armement maritime à Dubaï (EAU), et comme épouse blessée par tant de bassesse, je refusais d'accepter ma nouvelle situation et à qui voulait bien m'entendre, je défendais la cause de mon mari par des critiques voilées sur le régime peu clairvoyant du despote Ben Ali. Depuis, ma vie a basculé. Lettres anonymes injurieuses, coups de téléphone odieux à mes enfants en bas âge, et autres vils procédés pour réduire une famille à néant. Malgré ces menaces, je ne pouvais m'empêcher de taire ma révolte et ma profonde peine. Mais j'oubliais qu'à cette époque, même les «murs avaient des oreilles»… Comment faire du mal à une femme qui dérangeait, qui avait la langue trop pendue, qui n'a jamais applaudi au parti-Etat ni au «miracle tunisien». L'occasion était toute trouvée : alors que j'enseignais les lettres françaises au lycée d'El Menzah VI, j'ai été convoquée au bureau du sous-directeur de la délégation régionale de l'enseignement secondaire à Tunis le jeudi 13 mai 1999 à 9h00 du matin, pour apprendre du gestionnaire des lieux que j'étais mise en cause dans «deux affaires». Pour «la première», le ministre de l'Enseignement de l'époque m'aurait entendue « de ses propres oreilles», dans la salle des professeurs, tenir des propos désobligeants à son égard. Mensonge flagrant. Accusation infondée de ce responsable peu scrupuleux, en raison de mon absence du lycée le jour de la visite du ministre. Pour «la seconde affaire», je n'oublierai jamais le regard inquisiteur et malsain que le responsable a sans aucune honte posé sur moi pour m'accuser d'être une «femme provocante». Je me suis sentie si avilie d'avoir été traitée de la sorte que je ne pus retenir mes larmes. Le sous-délégué régional s'est basé sur le faux témoignage du père (haut placé à l'ex-parti-Etat RCD) d'un élève qui a été traduit devant le conseil de discipline puis renvoyé du lycée pour m'avoir manqué gravement de respect. Cet outrage m'a profondément blessée dans mon amour-propre et dans ma dignité de professeur et de femme respectable. Les générations d'élèves que j'ai formées peuvent en témoigner. En quittant le bureau du sous-directeur, je commençais à comprendre ce qui m'arrivait. Je me voyais déjà dans les geôles du despote déchu. Ce jour-là, j'ai failli perdre la vie au volant de ma voiture. Après l'interrogatoire que j'ai subi à la délégation régionale de l'enseignement secondaire, j'ai été plusieurs fois agressée verbalement dans la rue. J'ai dû déposer plusieurs plaintes au commissariat de police de mon quartier. Sans assistance notable. J'ai même fait appel à un avocat-conseil pour m'éclairer et me défendre face à une éventuelle attaque. Le syndicat des enseignants opérant comme son mentor à la place Mohamed-Ali, sous la botte du parti-Etat RCD, ne pouvait qu'être impotent dans pareille affaire. Je ne pardonnerai jamais au régime déchu d'avoir semé la terreur pendant sa dictature et d'avoir délégué à sa solde des «cadres» serviles, médiocres et sans dignité pour diriger les hautes institutions de notre pays. J'ai foi désormais en la Révolution du 14 janvier dernier pour rétablir le droit, l'équité et la justice dans une Tunisie où «parler» ne sera plus un crime de lèse-majesté… E.H. *(Enseignante)