Par Walid LARBI* Le 14 janvier 2011, l'épilogue d'une révolte populaire : le chef de l'Etat, déchu, fuit le pays ; le mouvement baptisé «Révolution», la Tunisie est promise à un avenir radieux. Mais, ce week-end-là du 14-16 janvier était un week-end sanglant... Six semaines plus tard, le 25 février 2011, un sit-in massif se déploie à la Kasbah se revendiquant de la Révolution et réclamant la démission des membres du «gouvernement d'unité nationale» et l'élection d'une Assemblée constituante. Les participants au sit-in obtiennent gain de cause : le chef d'Etat par intérim s'incline devant «la volonté du peuple» et annonce l'élection d'une Assemblée constituante ; le Premier ministre démissionne de ses fonctions : un nouveau gouvernement de technocrates est composé ; la Tunisie est promise à un avenir radieux. Mais, le week-end du 25-27 février était un week-end meurtrier... Dix semaines après, le 6 mai 2011, des centaines de personnes défilent sur l'Avenue Habib-Bourguiba, manifestant leur colère contre le manque de transparence de l'action du gouvernement provisoire suite aux déclarations de l'ex-ministre de l'Intérieur ; le mouvement de protestation, réprimé par les forces de l'ordre, se transforme en émeute ; le week-end du 6-8 mai 2011 était marqué par un nouvel épisode de violence inouïe ; la Tunisie est à bout de force ; la Révolution est épuisée... Les cycles de violence sont périodiques. Le problème réside, à notre avis, dans la conception technocratique que nous nous sommes fait du gouvernement. Les technocrates étant dans l'incapacité de cerner la problématique de la violence dans sa dimension humaine, ils ne peuvent que lui donner des solutions ponctuelles. Depuis la restauration de l'institution du gouvernement en 1969, ce dernier n'a jamais suscité ni par sa composition ni par son action autant d'intérêt et de controverses qu'il le fait ces jours-ci. Déjà le 17 janvier 2011, certaines voix s'élevèrent pour revendiquer l'élection d'une Assemblée constituante et la formation d'un gouvernement de technocrates en remplacement du gouvernement d'unité nationale alors proclamé. Ces revendications firent leur chemin et parvinrent à s'imposer au bébut du mois de mars 2011 Or, si la première revendication nous parut, alors, légitime puisque tout mouvement qui se veut révolutionnaire doit, nécessairement, se traduire, sur le plan juridique, par la proclamation d'une nouvelle Constitution, nous ne pouvons comprendre jusqu'aujourd'hui le sens de la seconde revendication. Car un gouvernement de technocrates n'est guère un principe à portée politique ; c'est un concept qui a une valeur cognitive. En effet, l'objet de la science consiste à décrire et à rendre compte d'une réalité, c'est-à-dire à constater et à expliquer son existence, ses causes, ses effets, les lois qui régissent son fonctionnement ; alors que l'objet de la politique réside dans le gouvernement et l'organisation de la société et dans l'encadrement des revendications provenant de cette société. La politique porte sur le phénomène du pouvoir. De ce point de vue, le gouvernement de technocrates peut faire l'objet d'une étude de type scientifique dans le cadre, par exemple, de la sociologie ou des sciences politiques. Autrement dit, son existence peut être constatée a posteriori en tant que fait réel. En d'autres termes, il peut faire l'objet d'un concept. Mais un gouvernement de technocrates ne peut point être revendiqué; il ne peut être un principe objet de militantisme. La technocratie est le gouvernement des connaisseurs, des spécialistes, de ceux qui détiennent le savoir. C'est un type de pouvoir dans lequel tout est conçu comme un ensemble de problèmes techniques à résoudre, ce qui aboutit à l'absence de notion de choix et de débat puisque les choix y sont supposés avoir déjà été faits. Donc, ce n'est qu'une administration des affaires courantes. C'est, d'ailleurs, la mission qui a été assignée au gouvernement d'unité nationale, puis au gouvernement de transition et enfin au gouvernement provisoire. Dans ce cas, nous pouvons nous passer de l'institution du gouvernement; nous pouvons nous contenter d'une administration puisqu'il n'y aurait pas, dans cette hypothèse, de décision à prendre du fait même de l'absence de choix à faire. Or, la fonction première d'un gouvernement est de gouverner, de prendre des décisions, donc de faire des choix au détriment d'autres choix possibles. De tels choix sont faits selon des orientations politiques et non pas, uniquement, en fonction de considérations techniques. Il en découle que le gouvernement revendiqué ne peut qu'être un gouvernement de politiques, voire de politiciens. Voilà un principe qui n'a pas de sens mais qui se transforme, en Tunisie, en revendication; c'est peut-être un effet de la révolution. Les questions relatives au développement, à l'industrie, au tourisme, à l'agriculture, à l'éducation…ne doivent pas être abordées comme de simples problèmes techniques. Elles doivent faire l'objet d'une approche globale qui s'inscrit dans le cadre d'une vision politique, une politique objet de débat qui définit des objectifs et qui fixe une stratégie et des plans qui permettent d'atteindre ces objectifs. Il en est ainsi du problème de la sécurité. Celle-ci n'est pas, seulement, de simples opérations techniques de terrain consistant dans le maintien de l'ordre; la sécurité est une politique; sa fin ultime réside dans la paix qui doit régner dans la société, et ce, en vue d'assurer la pérennité du genre humain. Il y a une différence de taille entre l'ordre et la discipline, d'une part, et la sécurité et la paix, d'autre part. L'ordre n'est que l'aspect extérieur et visible de la paix. Cette dernière est beaucoup plus profonde : elle jaillit du fin fond de l'être humain. Si l'ordre et la discipline peuvent être imposés par la contrainte, la paix et la sécurité ne sauraient l'être. La paix est un sentiment. Elle est, d'ailleurs, la finalité du contrat social par lequel les membres de la société, libres et égaux, délèguent une partie de leurs pouvoirs à un corps politique souverain, l'Etat. Instaurer une paix sociale perpétuelle est, donc, au cœur de l'ordre étatique. Par conséquent, la question de la sécurité est une question purement politique; elle n'est nullement une question technique. Elle relève de la compétence de plusieurs départements dont notamment les départements de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur, de la Jeunesse et des Sports, de la justice, des Affaires sociales, de l'Emploi, du Développement, de la Culture, de la Sûreté nationale… Réduire la sécurité à une simple question policière d'ordre technique et lui réserver un traitement purement policier est le propre de la technocratie. Incapable de cerner le problème dans toutes ses dimensions, cette technocratie qualifie les personnes qui font des actes de violence de «casseurs», de «voyous». Casseurs et voyous sont, donc, des catégories inventées par la technocratie pour y ranger des personnes qui n'obéissent pas à ses critères de bonne moralité. Par ailleurs, à chaque fois que le pays s'enlise dans la violence, les acteurs politiques dénoncent un complot fomenté par des personnes et des partis rétrogrades, mais qui n'ont jamais été dévoilés. Toutefois et quoi qu'il en soit, il ne conviendrait pas d'omettre que les casseurs et les voyous, qu'ils soient infiltrés ou spontanés, sont des Tunisiens. Parmi les Tunisiens, il existe des «casseurs» et des «voyous» comme il existe «des militants pacifiques et intègres». Par conséquent, la vision puritaine de la société tunisienne devrait s'estomper. Arrêtons, donc, de fustiger, de condamner et de damner «ces casseurs et voyous» ! Aujourd'hui, c'est aux psychologues, criminologues, juristes et politologues en tant que techniciens qu'incombe la charge d'analyser les causes du phénomène de la violence et de comprendre si «ces casseurs et voyous» étaient manipulés ou s'ils étaient, simplement, emportés par un enthousiasme révolutionnaire. Il conviendrait d'essayer de comprendre ce qui les fait mouvoir, ce qui les pousse à rompre le contrat social. Et c'est aux politiques de mettre en place des plans permettant d'instaurer une paix durable. Mais en tout état de cause, il faut accepter «ces casseurs et voyous» comme étant des citoyens tunisiens à part entière dignes de respect; il ne faut ni les exclure, ni les marginaliser. Il faut combattre le vandalisme; il ne faut pas tenter d'éradiquer «les casseurs et voyous», sinon la démocratie risque de se faire des ennemis et le pays risque de s'engouffrer davantage dans la violence. Le premier pas dans la démocratie, pour reprendre l'expression de mon professeur Slim Laghmani, «consiste à s'accepter en tant qu'être humain faillible». Le pouvoir des techniciens a, toujours, conduit la Tunisie à des désastres, à des incohérences dans le système juridique, politique et social, à une anomie sociale et juridique… La faillite des technocrates est avérée ! * (Universitaire)