Il existait, en ce qui concernait les femmes et le droit musulman, une exception formidable, pas toujours connue, souvent mal expliquée, et dont le caractère exceptionnel justement, a toujours intrigué juristes et historiens‑: celle du contrat kairouanais. Une étrange modernité Pourquoi la femme kairouanaise a-t-elle, dans l'histoire de la jurisprudence, bénéficié des formidables avantages que lui donnait ce contrat exceptionnel? Etait-ce en hommage à cette première terre d'islam au Maghreb que cette faveur exorbitante lui avait été accordée, à elle, et à nulle autre? Ce pouvoir étonnant de contraindre son époux à divorcer d'une seconde épouse qu'elle n'aurait pas agréée? Pouvoir unique et inégalé dans l'histoire du droit musulman, et que toute Kairouanaise pouvait revendiquer. Et qui, dans une société archaïque, était porteur d'une étrange modernité. Dalenda Larguèche est historienne, travaille sur les problèmes de société, s'intéresse à la marginalité, et se concentre sur la place, et le rôle de la femme dans les sociétés traditionnelles. Son champ d'action se limitait jusque-là à l'époque contemporaine. Mais la voilà qui, interpellée par cette étrange exception, remonte le temps et l'espace, et s'interroge sur ce «contrat kairouanais» qui s'exerça du Moyen-Age à 1956. Pour l'amour d'Arwa «Ce contrat kairouanais va bien au-delà de tous les contrats connus. Il prend sa source dans ‘‘le contrat à clauses'' par lequel la femme pouvait exiger être l'épouse unique. Mais là, il donne à la femme le pouvoir matrimonial, et fait passer chez elle le droit de répudiation» Pour trouver la source de ce pouvoir, on navigue entre l'histoire et la légende. Au début était Arwa al Himarriya, superbe princesse dont tomba éperdument amoureux Abou Jaafar Al Mansour, le 2e calife. Elle n'accepta de l'épouser qu'en lui imposant ce contrat a-typique, et révolutionnaire. L'exception fit des émules, et la pratique devint coutume. Laquelle, petit à petit, fit jurisprudence, et se transforma en règle. Non pas seulement, comme on aurait pu le croire, pour unique avantage des filles des grandes familles venues d'Arabie qui auraient voulu sauvegarder leurs privilèges, mais des femmes de toutes les couches de la société, fussent-elles venues d'autres villes, pourvu qu'elles vivent dans Kairouan, intra-muros. «Kairouan, une des villes phares du monde musulman a permis, par sa singulière pratique matrimoniale, à l'épouse d'obtenir le droit d'exclusivité, instituant ainsi une monogamie de droit. Dans les faits, ce contrat venait renforcer la monogamie, en dépit de la loi sharaïque qui autorisait l'homme à avoir plusieurs femmes… Dès les premiers temps de l'Islam en Ifriqiya, et jusqu'en 1956, année où la Tunisie révisait son droit de la famille, le système portant l'appellation de «coutume kairouanaise» servit largement, et fut érigé en modèle pour la première cité musulmane du Maghreb», écrit Joan Scott qui signe la préface de cet ouvrage. Pourquoi les pères fondateurs n'en ont-ils pas parlé? Dalenda Larguèche a travaillé sur 30 registres de notaires de Kairouan de 1882 à 1917. Sur les quelque 10.001 mariages enregistrés, près de 80% l'ont été selon le contrat kairouanais. L'auteur a alors effectué une analyse sociologique de ces contrats. Ne concernaient-ils qu'une élite de filles de notables? Absolument pas. Riches ou pauvres, célibataires, veuves ou divorcées, nées à Kairouan ou venant des villages environnants, toutes se mariaient selon la clause kairouanaise. C'était un fait de société. Une chose, cependant, a beaucoup intrigué Dalenda Larguèche‑: ni Tahar Haddad, ni Bourguiba, fervents apôtres de la cause féminine, n'ont jamais évoqué ce fameux contrat avant-gardiste «Ma réponse n'engage que moi‑: Tahar Haddad l'a probablement ignoré. Quant à Bourguiba, il ne voulait probablement pas évoquer une modernité autre que la sienne». A travers l'étude de cette exception juridique, c'est en fait un message que veut transmettre l'auteur. Car la coutume kairouanaise se révèle être une illustration parfaite de la flexibilité possible de la loi islamique «Le droit est en fait le produit d'un contexte. Le contexte kairouanais a produit cette jurisprudence. Les familles de pouvoir, la souplesse du fikh kairouanais, la proximité des multiples communautés créaient une société dynamique qui dépassait la chariâa sans que les foukahas en fassent problème. Cette histoire nous apprend que le droit n'est pas figé, et que la norme est le produit de la nécessité».