Par Selim BAHROUN Certains pays, qui ont des régimes parlementaires, ont prévu l'autodissolution de leur Parlement, si celui-ci rejette plusieurs fois de suite l'investiture d'un gouvernement. En Suède, par exemple, le Riksdag (Chambre parlementaire unique) est dissout automatiquement s'il refuse quatre fois de suite cette investiture. Le droit de dissolution n'est donc pas antidémocratique dans l'absolu, mais dépend grandement des limites dans lesquels il peut être utilisé. En contrepartie, le Parlement doit avoir un pouvoir de destitution du président, dans des cas de figure aussi très précis et limités. L'immunité du président, pendant l'exercice de son mandat, doit être limitée par les contours de l'intérêt supérieur du pays. Si le Parlement estime que le président est incapable d'assurer ses fonctions dans des conditions dignes (par exemple pour des raisons médicales, de comportement indigne, de trahison de l'Etat,…), un vote par une grande majorité des députés doit conduire à la saisine de ce dossier par la Cour constitutionnelle qui décidera en dernier ressort de la destitution éventuelle du chef de l'Etat. Cela dissuadera aussi le président de se laisser, par exemple, aller vers des dérives autoritaires Ces pouvoirs et contre-pouvoirs croisés entre l'exécutif et le législatif permettent de mieux assurer l'autorégulation des pouvoirs et prévenir des crises graves. C'est cela aussi une des clés de la stabilité politique dans un Etat démocratique. Aux Etats-Unis, on a évoqué plus haut le système de séparation relative des pouvoirs qui crée parfois des blocages, mais ces derniers sont généralement surmontés grâce à une tradition de compromis entre les deux partis et grâce à de fréquentes élections . Certains pays sud-américains ont voulu s'inspirer fortement de cette conception américaine de séparation stricte des pouvoirs, mais faute de consensus et de traditions de compromis entre les partis, les crises politiques y ont été nombreuses et ont souvent débouché sur des coups d'Etat…Ce n'est pas ce qu'on veut en Tunisie. Pouvoir judiciaire indépendant et arbitrage des conflits entre l'exécutif et le législatif mais sans aller jusqu'au «gouvernement des juges» Il y a une unanimité en Tunisie pour clamer l'indépendance de la justice. Il n'y a aucun doute donc que la nouvelle Constitution sera claire à ce sujet. La confiance que le peuple aura dans la justice de son pays renforcera la sérénité et la paix civile et sociale en Tunisie. La justice, en prouvant qu'elle considère tous les citoyens comme égaux, cimentera un peu plus le sentiment de citoyenneté responsable. On parle aussi beaucoup de l'institution future d'une sorte de cour constitutionnelle. On peut l'appeler aussi conseil constitutionnel ou cour suprême ou autre. Peu importe le flacon, pourvu qu'il y ait… la sobriété d'un arbitrage constitutionnelle. C'est une institution qui doit être indépendante des deux pouvoirs exécutif et législatif et qui a pour principale fonction celle de vérifier la constitutionnalité (a posteriori de préférence et à la demande des deux pouvoirs) des actes, des décrets et des lois (ou projets de loi), qu'ils proviennent de l'exécutif ou du législatif. La composition de ses membres ainsi que son fonctionnement doivent être aussi démocratiques que possible. En France, les anciens présidents ont le droit automatiquement d'en être membres. On devrait suivre cet exemple, les anciens présidents pourraient ainsi y trouver une reconversion honorable. Cette institution, si elle est indépendante, renforcera aussi le sentiment de démocratie dans le peuple tunisien et donc, par ricochet, la confiance envers ses gouvernants et envers le système politique en général.La stabilité et la paix y gagneront aussi à coup sûr. Toutefois, la Constitution doit être aussi exhaustive et précise que possible pour ne pas laisser une grande marge d'interprétation à cette instance d'arbitrage. On a souvent reproché à la Cour suprême américaine d'outrepasser sa fonction d'arbitrage et certains, dans ces cas, parlent de «gouvernement des juges». C'est un abus à éviter en Tunisie. Favoriser la polarisation des forces politique et éviter ainsi l'émiettement du Parlement A première vue cette question semble plutôt relever de la politique interne des partis qui sont habilités à décider de faire, ou défaire, les alliances ou les coalitions. Aujourd'hui il y a en Tunisie presque une centaine de partis et ce nombre va encore croître. Est-ce qu'ils vont se regrouper en pôles, en grands partis représentant les différentes sensibilités politiques du pays? La réponse est oui, peut-être, mais il faudra du temps. Pourtant, tout le monde sait que ce temps ne devait pas être très long, et ce, dans l'intérêt supérieur du pays. Je citerais l'exemple des systèmes politiques scandinaves pour mieux comprendre comment cela peut se passer. Il s'agit de la Suède surtout mais aussi du Danemark et de la Norvège. Ces pays ont des régimes dits parlementaire et cela ne les empêche pas de vivre une vie sociale et politique stable et apaisée à l'opposé de beaucoup d'autres pays qui ont le même système (par exemple l'Italie, la Belgique, la France de la quatrième république) mais dont les chambres sont hétéroclites et émiettées. La raison principale est qu'ils ont une bipolarisation de leurs forces politiques. Ce qui ne veut pas dire érosion de la diversité des partis. En Suède (sans doute la plus vieille démocratie parlementaire) il y a d'un côté la gauche sociale-démocrate alliée aux postcommunistes et aux écologistes, et d'un autre côté des partis de droite et de centre-droit divisés entre quatre partis d'idéologies différentes. Dans d'autres pays comme le Royaume-Uni, le système parlementaire est stable car il s'appuie depuis plus de 160 ans sur un bipartisme constant : Travaillistes contre Conservateurs. Ce bipartisme se maintient grâce au scrutin uninominal majoritaire à un tour. La Belgique a au contraire généré son instabilité chronique en utilisant le scrutin proportionnel plurinominal qui favorise le foisonnement et la division des partis représentés au Parlement. Revenons à la Tunisie. Mon idée est que la Constitution (et les lois du pays qui en découleront) doit être conçue aussi pour favoriser la polarisation des partis. Comment ? Deux leviers doivent être utilisés à mon sens. Le premier est celui du mode de scrutin pour l'élection de l'Assemblée. Il fallait pencher vers les modes de scrutin mixtes à tendance plutôt majoritaire pour éviter de se retrouver avec 20 ou 30 partis représentés au parlement, mais sans pour autant conduire à des Parlements monocolores ou bicolores, ce qui serait dangereux dans les deux sens car nous sommes dénués de traditions démocratiques. Le deuxième levier est celui du financement des partis. Ce financement doit être essentiellement public et doit favoriser les partis qui se fédèrent dans des alliances ou dans coalitions. La Constituante peut légiférer en la matière en faisant en sorte que le financement d'un parti se fasse au prorata de la force du groupe auquel il appartient. Je reconnais que c'est compliqué à mettre en place, mais s'il est mis en place, ce système aura un effet bénéfique sur l'homogénéisation de l'Assemblée et donc sur la démocratie et la stabilité politique. Renforcer la démocratie locale et la décentralisation Si la Belgique, justement, résiste encore après un an de vacance du pouvoir exécutif central, c'est aussi parce qu'elle est très décentralisée. Il existe en Belgique trois régions et dix provinces autonomes et qui font partie de ces régions. Cette gestion décentralisée des affaires a amorti l'impact négatif de l'absence de gouvernement central. L'Assemblée constituante doit avoir comme objectif de légiférer pour faire de la Tunisie un pays plus décentralisé. Sans entrer dans les détails, il faut instituer des conseils de gouvernorats élus qui ont des compétences assez larges dans la gestion des affaires régionales. Il faut que les conseils municipaux aient plus de pouvoirs et soient plus autonomes par rapport au pouvoir central. Les élus locaux, quand ils sont issus de la région où ils sont investis, ont plus d'efficacité pour résoudre les problèmes des citoyens et ces derniers auront ainsi plus de confiance en leurs dirigeants. Un cercle vertueux dans lequel les régions et le pays y trouveront leur compte. Ces pouvoirs locaux, élus démocratiquement, et ayant plus de ressources financières pour agir, seront des facteurs très positifs pour la démocratie et pour la stabilité en général. En conclusion Pour rompre avec le passé, la Tunisie a choisi de passer par une Assemblée constituante. Rompre avec le passé c'est rompre avec l'autoritarisme effréné, c'est rompre avec les pratiques politiques arbitraires et abusives faites au mépris même de la Constitution et de la volonté du peuple. Mais on a vu, à travers les nombreux exemples de certains pays exposés plus haut, combien la sérénité, la stabilité, et donc l'efficacité de la démocratie dépendent de la pertinence de certains aspects de leur Constitution, et aussi de la polarisation des partis ainsi que de la tradition démocratique de ces pays. Nous n'avons pas en Tunisie de recul par rapport aux pratiques politiques démocratiques, nous n'avons pas encore les traditions de polarisation et de compromis, alors soyons lucides et profitons des enseignements que nous procurent les expériences, positives ou négatives, d'autres pays ! Sans vouloir se faire passer pour le chantre de l'esprit patriotique, je pense qu'il est impératif, et j'y appelle dès à présent, que les partis et les candidats à la prochaine élection mettent leurs querelles de clocher ainsi que leurs calculs électoralistes de côté. Ils ne doivent s'atteler qu'à un seul objectif : rendre service au peuple tunisien qui a produit seul, et sans aucun parti à l'appui, sa noble révolution. Cette révolution a présenté à ces partis, et aussi aux médias, la liberté sur un plateau. Les partis doivent renvoyer l'ascenseur en mettant l'intérêt de la nation au-dessus de toute autre considération, surtout en cette phase, ô combien délicate et importante, de construction politique. Je pense que ce n'est pas trop leur demander. Leurs membres doivent garder à l'esprit que chaque mot, phrase ou article votés à la Constituante doivent refléter cette optique constante de la recherche de la démocratie dans la stabilité. Ils doivent avoir à l'esprit qu'un Etat doit avoir un chef, comme une famille, une entreprise, une association, un paquebot… Sans président et gouvernement ayant l'autorité nécessaire, il n'y aura pas de grands investissements et de développement important…Mais ce chef n'aura pas de pouvoirs illimités, pour ne pas retomber dans les dérives passées. Les exemples des pays incapables de former un gouvernement ou d'élire un président doivent habiter constamment l'esprit de nos politiciens, pour que notre future Constitution nous immunise contre ces maux. Ils doivent se rappeler que des blocages et les crises politiques graves peuvent survenir, il faut donc que la Constitution les anticipe et en prévoit les mécanismes de règlement, comme la dissolution de l'Assemblée, la destitution du président. Ils doivent consacrer l'indépendance de la justice que tout le monde réclame. Ainsi qu'une haute cour chargée de régler les contentieux de constitutionnalité, sans que ces juges ou cette cour ne se sentent au-dessus de la loi et que la république ne se transforme en république des juges. Sur le plan politique, ils doivent faire preuve d'une certaine ingérence positive en favorisant, constitutionnellement, la polarisation des partis en grands ensembles pour compenser le manque de maturité actuel de la vie politique et des partis en Tunisie. Cela donnera, plus tard, des parlements plus cohérents et donc plus forts et plus efficaces. Enfin ils doivent donner une impulsion énergique et définitive pour jeter les bases d'une future décentralisation politique en Tunisie pour accroître les chances de la paix civile et sociale dans notre pays. Sans cette paix qui doit être réelle et durable, sans cette démocratie apaisée, réelle, efficace et sans débordements, il n'y aura pas de stabilité et d'efficience politique et donc pas de développement et de réduction du chômage. Le travail c'est la dignité. Sans cette dignité la démocratie ne survivra pas. Dignité et liberté ce sont les deux valeurs pour lesquelles nos martyrs ont offert leur vie. Démocratie, stabilité politique et gouvernabilité doivent donc être les principaux mots d'ordre de la genèse de la future Constitution, pour assurer, maintenant pour toujours, la réalisation du rêve de ces martyrs et de l'ensemble de la population tunisienne.