Par Salah HADJI Les «islamistes» doivent sans doute s'étonner de voir leurs discours et pratiques publics choquer l'opinion dans un pays arabo-musulman comme le nôtre. Mais s'il est vrai, à ce premier niveau, qu'ils y croient eux-mêmes, du simple fait qu'ils y adhèrent, ne seraient-ils pas alors semblables aux éponges et aux sots, dans la mesure où «seuls les sots et les éponges adhèrent» (P.Valéry)? Toutefois, il y a bien une nuance de taille qu'ils feraient bien l'effort de comprendre s'ils voulaient éviter, un tant soit peu, de verser corps et âme dans la sottise : qu'il y ait des pratiques qui fonctionnent comme valeur d'usage, symbolisant dans une maxime, un rituel ou une invocation, un certain rapport humain au sacré ou au divin, il n'y a à cela rien d'étrange en soi. De telles pratiques répondent, en effet, à un besoin subjectif chez le croyant dans les limites scrupuleuses de la sphère privée de la conscience. Si, de surcroît, elles «ex-périment» (M.Duras) un lieu ou un lien d'appartenance culturelle, il est normal de voir le sentiment religieux invoquer, à travers son rituel, la source invisible du sacré, en empruntant des supports visibles sous forme d'espaces «con-sacrés» et de pratiques codées. Mais dès que ces signes visibles se mettent en mouvement belliqueux sous l'impulsion passionnelle de leurs adeptes face à leurs semblables/dissemblables, ils ouvrent en toute évidence la voie à la violence, tant individuelle que collective en plein espace public. Pareille violence est d'autant plus périlleuse que ses auteurs croient s'adosser à l'Absolu pour justifier leur tentation de mettre les «mains basses» sur l'espace public. Le caractère violent du culte religieux n'apparaît de la sorte que lorsqu'il est induit et mis en mouvement par des mains d'hommes idolâtres. Il ne provient, donc, nullement des symboliques en usage personnel dans le rapport de l'homme au divin. Il ne provient pas davantage des caractères du sacré lui-même, dans la mesure où le sacré est, par définition, ce qui se repère à sa séparation radicale du monde ordinaire (profane/séculier). Si nos islamistes savent déjà que le sacré fascine, par sa puissance, d'abord la personne dont il s'empare en l'irradiant, il faut leur rappeler concurremment pour leur propre gouverne, que cette même personne ne peut ni ne doit prétendre avoir cette même puissance, encore moins la «légitimité» de vouloir, en son nom, terrasser les autres. A la base de cette attitude belliqueuse de vouloir terrasser l'autre, il y a, certes, une sorte d'orgueil insensé qui fait oublier le sens même du sacré, lequel est d'abord respect de l'autre dans sa différence inaliénable, en évoquant principalement le respect des droits «sacrés» de la personne humaine. Aussi importe-t-il de pointer éminemment cette contradiction afin de prendre garde à ce qui, particulièrement en situations d'idolâtrie, ferait glisser insensiblement de ce dont la fonction transcendante est de terrasser l'orgueil cupide de l'homme vers la terreur aveugle et la barbarie, alimentées de fautes et de corruptions, générées le plus souvent par ce même orgueil cupide, «petit» et mercantile. En face et surtout en opposition, par vigilance intellectuelle et éthique, ainsi que par militantisme civique et politique, que trouvons-nous dans la période actuelle? Des hommes et des femmes, des politiques et des savants, des intellectuels, des philosophes et des artistes, tous animés par un idéal de vie d'élévation vers les valeurs humaines sacrées qui ont pour nom indissoluble : liberté, autonomie, dignité de la personne humaine, démocratie républicaine — pour dire : ne touchez pas au sacré de l'homme ! Ne le méconnaissez pas ! Ne tentez pas de le rabaisser au rang mercantile de marchandise en transformant, sur le mode du fétichisme, ce qui, fondamentalement, n'a que valeur d'usage pour la conscience religieuse en valeur d'échange dans la course effrénée pour le pouvoir. Or, et il faut le souligner, le problème est réellement grave et il l'est, en fait, doublement. Grave, d'abord, pour ceux qui se donnent éperdument cette prétention de vouloir se rendre plus que les autres capables d'absolu ou de Dieu. En fait, tout prétendant de la sorte ne chercherait que son propre «Dieu» et, partant, non seulement, il ne sortirait point du ghetto de son ego idolâtre mais ne saurait, de surcroît, regarder les autres, encore moins garder avec eux des rapports humains lucides et sains. La prétention de l'exclusivité du chemin vers Dieu conduit ainsi dans un sens contraire à toute sagesse réflexive, à toute communication faite d'ouverture et portée par une diligence de civilité. Ensuite, ce que nous savons très tristement des «islamistes», c'est qu'au départ de leur attitude d'excommunication, il y a cette fission qui, par idolâtrie, peste contre l'option inverse, celle du communautaire civique. Car ce qui marque leur fétichisme «religieux», comme prétention unitive à Dieu, est cela même qui creuse leurs distances sélectives et séparatives d'avec les humains, leurs semblables-dissemblables. Il y a là pour le moins une dégradation, voire une perversion de la sagesse ouverte et unitive dans la diversité. Ce qu'une telle perversion met en jeu n'est point le «sublime» mais l'ivresse de l'affect aveugle et aveuglant. Or, tout affect en tant que tel mérite le blâme parce qu'il fait coexister, dans son aveuglement, la violence commise «dans les formes théologiques» avec «le choix» idolâtre d'un «bien» ou d'un «lien». Le fait d'idolâtrie étant toujours l'impasse, ceux qui s'en font les chantres ne sont alors jamais sans ressource pour s'emballer frénétiquement dans des solutions de terreur et de barbarie en tentant toujours secrètement ou ouvertement, selon le rapport de force, de renverser l'ordre public de la civilité républicaine. Il appert que c'est en raison de ce type de rapport idolâtre et buté avec le sacré, le sublime ou le divin, rapport fait de collusion et de fission, que le «choix» d'un sens laisse nécessairement l'autre sens en dehors. Dédoublé et sans médiation aucune, le rapport idolâtre au religieux, qui s'établit ainsi sur un mode captatif, est irrémédiablement cassé en deux. Entre un sens absolutisé qui frise le terrible et un sens relatif qui procède de la «sympathie», il y a comme une rupture d'équilibre. Entre les deux s'ouvre un abîme. Assurément, l'on pourrait ajouter que le terrible qui joue la prétention à l'absolu avoisine le meurtre; sauf que le meurtrier dans pareil cas, sans se décharger de sa responsabilité, ne se laisse pourtant pas «interroger» parce qu'il est celui qui ne daigne pas répondre de son acte devant «le droit»‑: cette forme de manquement au droit est elle-même au départ de l'ordre de la rupture. De ce manquement, il faut dire qu'il est aussi radical que le «mal» dont il exprime l'effet; et de cette rupture, il faut dire qu'elle coupe les ponts devant tout raisonnement. Qu'un «humain» prétende détenir les clés du sens ubiquiste du «Divin» ou de l'absolu, c'est pour le moins une sorte d'axiome vain, et tout de même combien énervant à l'endroit de toute sagesse humaine, de toute «philia» qui prend la vie en patience parce qu'elle est d'abord humaine.