Par Yassine Essid • «Car, en voyant du ciel l'ordre qui point ne faut, J'ai le cœur assuré qu'un moteur est là-haut, Que tout sage et tout bon gouverne cet empire, Comme un pilote en mer gouverne son navire». (Ronsard) Une métaphore simple pour une activité complexe‑: tel est le sens de gouverner issu du vocabulaire nautique pour traduire l'activité de celui qui tient la barre. Ce dernier tire son prestige de ce poste stratégique qui lui confère le pouvoir de maintenir ou changer de cap afin de mener le navire et son équipage à bon port. Transposé dans le domaine de la politique, celui qui se tient au gouvernail de l'Etat est celui qui sait tenir le cap sans perdre la boussole; qui sait naviguer, louvoyer pour éviter les ennemis, virer de bord pour échapper au danger, infléchir le cours de choses, déjouer les écueils des passions, les germes des révoltes et les dérives des emballements. Voyons d'abord les choses du côté du navire, c'est-à-dire de la cité. Le fond de l'air qu'on y respire aujourd'hui est un curieux mélange de crainte, de suspicion, d'impatience, d'hésitations, de lassitude et de découragement. Malgré la perspective des élections prochaines, le climat politique et social ne cesse de se dégrader. Une grande partie de la société croyait, à tort ou à raison, à une amélioration générale des conditions de vie, confondant souvent démocratie et utopie. Six mois après le soulèvement, l'euphorie semble céder la place au désenchantement: le chômage persiste, l'insécurité s'aggrave, le développement de la culture démocratique et de l'esprit civique s'avère plus malaisé qu'on ne l'imaginait, et comme si ces malheurs ne suffisaient pas, l'irruption soudaine d'un Islam allogène et périlleux. Enfin, pour ajouter le pessimisme à l'inquiétude, les coûts sociaux de la transition ruineraient la démocratie et le jeu démocratique empêcherait les réformes économiques nécessaires à la reprise de la croissance. Tout cela pèse lourdement sur les chances de réalisation d'une démocratie politique. L'opinion publique jusque-là suspendue à une échéance électorale, dont elle appréhende l'issue, se remet à dénoncer la politique du gouvernement: ses hésitations, ses promesses non tenues, son manque de transparence, l'absence totale de renouvellement des structures et des institutions, la persistance des mêmes responsables dans certains postes, la brutalité policière contre les journalistes, l'impunité des criminels, le procès expéditif du président déchu. Autant de facteurs qui justifient l'insatisfaction profonde et assez générale dans le pays. Pour toutes ces raisons, la transition en cours ne peut être considérée comme une révolution, d'où ces appels à une mobilisation plus soutenue sur les traces de Kasbah I et Kasbah II que le gouvernement interprète, à raison, comme autant de provocations intempestives et inutiles dans lesquelles s'associent tous les partis, tous les mouvements, toutes les tendances et toutes les intentions, franches ou dissimulées. Du côté de la barre du gouvernail, et six mois après le soulèvement, le gouvernement peine à inscrire clairement dans les faits la rupture avec le passé et à saisir l'urgence d'une conception nouvelle de la rationalité gouvernementale. La seule certitude largement partagée aujourd'hui est qu'on est passé d'un système autoritaire avec domination d'un parti unique à un système dont on ne connaît pas l'issue. Une transition implique pourtant des changements structurels et institutionnels profonds que ne sauraient exclure l'épuisante gestion quotidienne des difficultés présentes, tels que le traitement des problèmes sociaux, la recherche d'issues possibles à la crise et la lutte contre les menaces inhérentes au contexte géopolitique. Cette action est d'autant plus envisageable que le Premier ministre n'est pas le mandant d'une force partisane qui a conquis le pouvoir, donc comptable de sa politique envers sa majorité, mais le responsable tout provisoire d'une transition démocratique en même temps que le garant de l'intérêt général. La même rationalité devrait s'appliquer demain au gouvernement qui sera issu des prochaines élections. Une économie développée et une démocratie politique ne sauraient fonctionner en l'absence d'un consensus minimum sur certaines valeurs et normes de conduite fondamentales. Or le manque de structuration du champ politique aujourd'hui n'est pas sans exercer une certaine influence sur le processus de transition démocratique. Les programmes des partis politiques en lice ne se différencient guère, particulièrement par rapport aux questions de politique économique et sociale. En conséquence, les débats politiques tournent autour de questions symboliques ou se concentrent sur de faux clivages d'Islam/sécularité, ce qui présente un intérêt évident pour la majorité des citoyens, mais un intérêt marginal pour l'avenir du pays. Nombreux sont ceux qui ne savent pas encore quel parti prendre ni quelle formation représente les intérêts de quel groupe social. Leur allégeance à tel ou tel parti politique est par conséquent ou faible ou instable. Par ailleurs, les classes sociales en Tunisie ne permettent pas de différencier les électeurs potentiels des différents partis, ce qui veut dire qu'une majorité de citoyens « flottent », au gré des événements, des discours et des prêches, entre les différentes tendances politiques. A cela il faut ajouter les problèmes causés par le manque de consensus sur les valeurs sociales et civiques conduisant à l'intolérance et éliminant toute chance de compromis. Seule l'amélioration de la situation économique pourrait contribuer à apaiser le climat politique. Seule l'acquisition d'une culture de la démocratie rendra possible les réformes économiques nécessaires. Dans le cas contraire, on n'aura qu'à prier pour que se manifeste un pilote inspiré qui nous évitera le naufrage.