Par Yassine ESSID S'il y a bien un indicateur qualitatif grâce auquel on devrait pouvoir mesurer, de façon assez objective, les limites de l'action de réforme du gouvernement de transition et sa profonde inaptitude à composer avec la nouvelle réalité du pays, c'est celui des affaires étrangères. Tous les autres secteurs avaient été soufflés, peu ou prou, par le vent du changement, seule la politique extérieure de la Tunisie demeure réfractaire à tout espoir de réforme tant la résistance est tenace et la volonté de changement timide. Dans une organisation, publique ou privée, une bonne façon de mesurer l'étendue du changement est de voir l'ampleur de la résistance que celui-ci fait naître en son sein. Un changement qui ne provoquerait que peu ou pas de résistance serait ainsi un bon indicateur que ce dernier ne bouscule pas assez les habitudes et que par conséquent il n'en est pas un. Le véritable changement provoque une profonde remise en cause et s'écarte sensiblement des transformations cosmétiques que l'on met généralement en place pour tromper l'opinion. Sans aller jusqu'à chercher les changements dans les structures, encore figées, ni dans les personnalités en charge du ministère des Affaires étrangères, toujours aussi sommaires et sans envergure, arrêtons-nous simplement à la vacuité du discours des responsables. Celui tenu, dans l'indifférence générale, par l'actuel chef de la diplomatie, lors de l'ouverture de la réunion avec les chefs des missions diplomatiques et consulaires tunisiennes à l'étranger, est un modèle de banalité et de superficialité tout à fait dans la ligne tracée par le précédent régime. Celle d'un monde imperturbable, qu'on préfère ignorer, où les choses sont envisagées par le petit bout de la lorgnette et dans lequel les responsables sont toujours «convaincus que les missions diplomatiques et consulaires tunisiennes sauront contribuer, grâce à leur compétence, à la concrétisation des attentes du peuple tunisien et des objectifs de la révolution». A nous donc de deviner, dans les abysses de ces propos, la nouvelle orientation que le gouvernement entend donner à notre diplomatie. La Tunisie a toujours été privée d'une authentique politique étrangère. Les deux présidents se sont toujours réservé une entière marge de décision aussi bien en matière de conception de la diplomatie que d'administration et de gestion du personnel diplomatique. Comme c'est le cas sous tous les régimes autoritaires, l'Intérieur et les Affaires étrangères étaient soumis au système de domination personnelle et dénués de toute sophistication. C'est le président qui définit les orientations diplomatiques du pays qui étaient fondées sur la bonne entente avec tous ses voisins et l'élimination de toute difficulté autour de soi. Certes, on peut relever, ici ou là, de rares flambées d'excitation, mais la ligne restait généralement la même: assurer d'une manière ou d'une autre la paix intérieure et extérieure. C'était là l'essentiel. Le mode de recrutement et de nomination à des postes à l'étranger n'était pas, lui aussi, apaisé. Il faisait l'objet de jeux d'influences et était régi par le népotisme, le système des privilèges et des passe-droits qui touchaient toutes les fonctions publiques pouvant permettre à leurs détenteurs d'arrondir plus qu'honorablement leurs traitements de base. Il fut, pour ainsi dire, dès le départ, la chasse gardée de l'entourage des présidents qui se réservait tous les droits et n'admettait aucune interférence. Le ministre, quant à lui, assurait une gestion pure et simple, dépourvue de toute orientation politique d'envergure, déterminée presque exclusivement, pour un pays qui souffrait particulièrement sous Ben Ali d'un manque de respectabilité internationale, par le souci d'offrir une image aussi positive que possible de la Tunisie montrée par le régime comme étant la cible d'une conspiration internationale, fomentée par des forces occultes et jalouses de sa modération, de son relatif bien-être et de la conduite «éclairée» de son dirigeant. Quant aux activités des consuls, chefs de la communauté tunisienne à l'étranger, censés assurer à nos compatriotes aide et protection vis-à-vis des autorités étrangères et défendre leurs intérêts, elles étaient réduites presque exclusivement à des missions de police, de surveillance et de harcèlement des opposants politiques avec le concours musclé des cellules du parti implantées à l'étranger. Alors qu'on était en droit d'attendre du corps diplomatique des tâches bien plus utiles d'observation, d'alerte, d'analyse, d'exploration de marchés et de prospection des opportunités économiques, ambassadeurs de carrière et ministres en disgrâce en attente d'absolution, se contentaient d'être les serviteurs dociles d'une politique, non pas de l'Etat, attentive à la défense des intérêts nationaux, mais du régime. Dans les démocraties, la politique étrangère ne se décide pas par les courtisans ni dans les officines du ministère. Jusqu'aux années 1990, elle était le résultat d'une interaction permanente entre l'état du monde, l'action des gouvernements, l'opinion publique et les groupements d'intérêts, qui expriment propositions et alternatives, sans compter l'influence non négligeable des hauts fonctionnaires, lorsqu'il s'agit de déterminer les modalités de son exécution. Depuis le début du 21e siècle, la politique étrangère est devenue à la fois sociale, numérique et mondialiste. De nouveaux acteurs : entreprises, fondations, groupes de réflexion, ONG, activistes politiques, abonnés à Facebook et représentants de la société civile, se mobilisent pour des questions qui, hier encore, relevaient de la souveraineté et de la politique intérieure des Etats et désormais la préoccupation instantanée du monde entier. Ben Ali l'avait ainsi appris à ses dépens. Aussi, à côté d'une politique étrangère traditionnelle, jusque-là du ressort des Etats, a succédé une politique gérée par les citoyens eux-mêmes, donnant lieu parfois à des déchaînements de passions. A une politique de gouvernement à gouvernement, s'est substituée une politique de gouvernement à société et de société à société. Le concept de politique extérieure se trouve ainsi élargi à une politique que des initiatives individuelles ou de groupes d'individus inventent chaque jour, à chaque instant, à travers chaque clic de souris. Dans un tel contexte, la nature même du métier de diplomate se trouve déstabilisée, exigeant qu'on fasse preuve de plus de célérité, de plus d'adaptation au nouvel état du monde, de plus de flexibilité, de plus de capacité innovatrice. Bref, de faire sortir la politique étrangère du ghetto pour diplomates de carrière dans laquelle elle est jusque-là confinée. Mais après des décennies de tranquillité et d'immobilisme, comment espérer mettre à plat des structures surannées ? Corriger les habitudes désuètes, dénoncer les droits acquis et, pour les diplomates, mettre fin à ce doux sentiment de sécurité qui les avait accompagnés tout au long de leur carrière ? Reste à savoir qui oserait engager une telle réforme. Certainement pas ceux qui, par-delà leurs proclamations "révolutionnaires" sur la nécessité du changement, mettent tout en œuvre pour le rendre inopérant dans les faits.