Les deux sœurs Ben Arfa, Fatma et Najoua, évoquent encore une certaine présence dans la famille tunisienne du chant. Fatma eut son heure de gloire dans les années 80. Elle quitta, hélas, la scène musicale au moment où elle tenait la dragée haute aux meilleures voix féminines de l'époque, les Amina, Dhikra, Najet Attia, Soufia Sadok et autres. Najoua, elle, a gardé le contact. Moins connue du public, certes, méconnue par la critique, mais évoluant toujours à des niveaux d'élite. Transfuge de l'Institut supérieur de musique, titulaire d'un master de chant, violoncelliste, un long moment, au sein de l'orchestre symphonique, elle compte, depuis une dizaine d'années, quelques récitals dans le circuit culturel et, par à coups, des apparitions dans les festivals. Sa toute dernière sortie, Najoua Ben Arfa l'effectuait ce lundi à «kobbet enhass», dans le cadre du festival de la Médina de La Manouba. Assistance réduite, au final trop réduite si l'on en juge par le programme et la prestation proposés. Pour tout dire, les absents ont eu tort. Ce fut incontestablement une soirée de bonne musique (sextuor d'excellents instrumentistes) où la chanteuse, outre un heureux choix de répertoire (reprises de classiques arabes tunisiens et de quelques grands succès de la chanson internationale), aura étalé les multiples facettes de son talent. Facette est bien le mot car pour rendre, à la fois et avec une égale minutie, différents styles allant de Riahi, Faïrouz, Naâma, à Piaf, Dalida et Morricone (version arabe de la célèbre mélodie du «Parrain») il faut non seulement justifier d'art mais aussi de savoir, de beaucoup de savoir. Ce qui a, en effet, retenu chez Najoua Ben Arfa, c'est ce qui manque généralement à maints artistes chanteurs de «la sphère orientale», même aux confirmés, on dira : ce constant souci de l'interprétation, qui suppose une justesse à toute épreuve, une rectitude du phrasé, une maîtrise et un équilibre des tonalités. Procédés et techniques propres au chant lyrique occidental, ô combien négligés dans nos pratiques vocales actuelles, alors qu'ils sont de nature à les enrichir, surtout à les valoriser. A travers sa formation de base (expérience symphonique, master de chant), Najoua Ben Arfa a assurément mis à profit ces «artifices» utiles. Quel que fut le genre abordé, elle était dans l'exacte norme du chant. Pas une note à côté, pas le moindre accroc dans les développements, pas de cadences (Quaflât) incomplètes ou écourtées. Et, contrairement à ce que l'on pourrait croire, nulle «froideur», nulle affectation. Voire, ce savoir et ce savoir-faire ont renforcé la sensibilité de l'interprétation. Le vrai chant, le beau chant se fait en conjuguant la tête et le cœur. Quand on chante seulement «d'humeur» ou «d'instinct», on tombe généralement dans la sensiblerie. Par les temps qui courent, c'est malheureusement le défaut de beaucoup de chanteurs arabes. Tendres moments Des illustrations lors de ce récital de Najoua Ben Arfa ? On en a eu à souhait, quasiment à chaque chanson. Dans Zahr Al Banafsej, chef d'œuvre (Kordi)de Ali Riahi, restituée de façon très personnelle, peut-être pas avec les modulations et les couleurs qu'on lui connaît, mais sur un tempo «ralenti», plaisant, d'autant plus plaisant qu'il mettait bien en évidence le timbre «lyrique» de la chanteuse et sa remarquable qualité de justesse. Dans Ghouraba fil Laïli (version faïrouzienne de strangers in the night de Sinatra) ou encore dans âtini ennaya wa Ghanni, joyau de Rahabani sur le poème miraculeux de Jabrane Khalil Jabrane : lyrisme finement souligné, avec des pointes aiguës caressées, en suggestions émues. Dans la succulente Ya zine Essahra de Salah el Mehdi, Bel isbaïen, facile en apparence, très ardue en fait quand on songe à sa note ténue et à son «decrescendo» du couplet. Restituée au quart de tour, avec en prime, de la sensibilité, beaucoup de sensibilité. Sans compter les passages de la magnifique Rien de rien de Piaf et de Que sâss de Dalida (texte arabe allant comme un gant). Mélancolie et allégresse, Najoua Ben Arfa se montrant, tour à tour, inspirée et d'un bel entrain. Au final, une soirée comme les aiment les mélomanes: fin répertoire, écoute et belle voix. A la fin du récital, Najoua Ben Arfa nous a confié, que ses sorties, pour rares, sont régulièrement appréciées, mais ne donnent jamais de suite. Nous avons répondu que ce n'est sûrement pas faute de talent. L'époque est simplement ainsi‑: on y reconnaît la vertu du chant classique, on y applaudit volontiers quand on en a l'occasion, mais c'est la vogue musicale ambiante qui finit toujours par reprendre le dessus. Faisant des victimes, souvent parmi les plus méritants.