Par Habib DLALA Dans les situations conflictuelles, aucun adversaire, qu'il soit insignifiant et sans perspectives ou mégalomane en délire, ne devrait être sous-estimé. Le système de relations de pouvoir et d'intérêt qu'il a pris le temps de tisser lui confère dans tous les cas d'espèce une capacité de résilience ou de nuisance. Deux semaines après le déclenchement du mouvement de protestation contre le régime Kadhafi le 15 février 2011, on voyait dans la propagation de l'insurrection d'Est en Ouest et la défection d'hommes de mains et d'officiers de haut rang, les prémices d'un départ imminent du colonel. On envisageait même une solution à la "crise libyenne" par un départ de Kadhafi à la retraite avec son fils Seif Al Islam dans sa ville natale de Syrte et la cession du pouvoir à l'un de ses compagnons. Mais cela n'était qu'un vœu pieux car dans son premier discours du mardi 22 février, discours logorrhéique jugé indigne par les uns, surréaliste par les autres, Kadhafi a annoncé tous ses choix stratégiques. En effet, il a prévenu qu'il se battrait jusqu'à la dernière goutte de son sang et qu'il ne quitterait la Libye qu'en martyr. Il a affirmé ne pas pouvoir démissionner comme un président. Mégalomane excessif, il était convaincu d'avoir fait la meilleure révolution dont il est le guide à vie et d'avoir instauré une "démocratie directe" sans équivalent. L'appel à la mobilisation des tribus "millionnaires "alliées ou dans lesquelles il a recruté certains de ses généraux était destiné à noyer une révolution pacifique dans une nouvelle configuration consacrant l'option de la guerre civile que facilitera la défection d'officiers de l'armée prêts au combat. Le scénario d'une partition territoriale de la Libye supposant la perte de la Cyrénaïque était envisagé, presque suggéré. Kadhafi se contenterait de la tripolitaine élargie vers l'Est à tout le golfe de Syrte ainsi que des immensités désertiques de Fezzan, soit quasiment l'ensemble des bassins pétroliers, les terminaux et les unités de raffinage qui s'y rattachent. Les ennemis sont désignés : les colonisateurs franco-anglais avides de pétrole, les " rats " rebelles qui sont à leur solde et les salafistes basés depuis longtemps dans l'Est du pays, sans désigner nommément la ville de Derna. Les choix étant ainsi fixés, le Colonel ne tardera pas à engager un début d'action organisée sur le terrain dès le 2 mars 2011, date du bombardement par l'aviation libyenne des dépôts d'armes d'Ajdabya, ville située à l'extrémité Est du golfe de Syrte. Dès le 8 mars, l'offensive aérienne " loyaliste " repart de plus belle à Ajdabya et s'étend à Marsa El Brega, Ras Lanouf, Ben Jaouad dans le golfe de Syrte puis Zouara et Ez-Zaouia dans l'Ouest de la Tripolitaine. Mais Benghazi n'était pas épargnée. Le lancement le 19 mars 2011 de l'opération militaire internationale contre Tripoli, Zouara, Syrte, Ajdabya, Hun et d'autres cibles incita les "loyalistes" à user d'armes lourdes manipulées par des brigades fidèles au Colonel, aguerries et en partie mobiles. Les dégâts matériels et humains sont considérables. Ainsi, et bien que largué par les "millions" de Libyens censées l'appuyer ( !), Kadhafi s'accrochera au pouvoir plus longtemps que prévu. La débâcle de Bab Al-Azizia, le 23 août 2011, n'as pas arrêté les velléités de résilience d'un régime ruiné face à des combattants déterminés et aux bombardements alliés fort utiles malgré leur sporadicité. On le voit bien aujourd'hui, la volonté d'en finir ne suffit pas. La souricière ne se referme pas encore totalement sur celui qui se plaisait à traiter les siens de rats et la résistance kadhafiste persiste à ce jour à Béni Oualid, Syrte et Sabha. Pour s'opposer à une révolution qu'il ne peut plus contenir sans de gros moyens, le système de défense du Colonel prend ancrage sur des sites stratégiques hérités de la Seconde Guerre mondiale et situées sur la façade méditerranéenne. Outre Benghazi, Al Bydha, Derna, et Tobrouk, points d'appui de la Cyrénaïque échappant dès le début de l'insurrection à Kadhafi, Az Zawiyah, Tripoli, Misratah et Syrte devinrent les pivots de l'action militaire du colonel pour contrôler les deux secteurs vitaux de la tripolitaine : - L'Ouest de la Tripolitaine centré sur Tripoli dont les accès sont commandés à l'Est par Al Khoms, Zlitan et surtout Misratah vers le golfe de Syrte, à l'Ouest par Az Zawiyah et Zouarah vers le poste frontière de Ras Jedir ; au Sud, les villes situées aux pieds de Jebel Nefoussa et contrôlant deux axes, l'un menant par Yafran, Zintan, Nalut jusqu'à Guadamès le long de la frontière tunisienne, l'autre conduisant par Gharian vers Sebha, base arrière située sur la route du Niger et zone de repli dans un immense désert inaccessible aux combattants. - L'Est de la Tripolitaine bordant le golfe de Syrte, en territoire Gadhafa et Mugharbah. Il s'agit de la principale région pétrolière s'étendant jusqu'à la ville Ajdabya, place forte et relais stratégique sur la route de Benghazi et d'où part la route allant vers Al Kufrah, oasis ayant servi de base principale des opérations au Tchad . Globalement, il y aurait trois raisons à la résilience du système Kadhafi : Premièrement, la force de frappe et la capacité de résilience du système en place ont été sous-estimées notamment par les alliés. Même si l'armée a été affectée par de longues années d'embargo, le contrôle par ses fils des brigades de sécurité issues du mercenariat a été le fer de lance de la répression du peuple et de la défense du régime. Leur autonomie et leur flexibilité étaient naturellement adaptées aux grands espaces désertiques libyens. Eloignées de leurs bases, les plus mobiles de ces brigades pilonnaient les positions des combattants. Cibles mobiles le long de certains axes, elles étaient beaucoup plus difficiles à traiter par les coalisés que les aéroports, les centres de commandement ou les sites de défense localisés. Les autres brigades s'incrustaient aux carrefours des villes les plus stratégiques protégées par des snipers embusqués sur les toits. Difficilement identifiables du fait qu'elles se confondent avec la population dans les zones les plus peuplées, elles étaient à l'abri des bombardements aériens et des tirs à l'arme lourde. Ces brigades postées étaient destinées à mater toute velléité d'insurrection intra-muros, à repousser l'incursion des combattants révolutionnaires et à préparer une guerre urbaine de longue haleine, imminente et même souhaitée par le régime, contre ceux qualifés de "traitres"ou d'"occupants". Deuxièmement, les capacités politiques et militaires de la rébellion, ont été surestimées. L'exaltation de combattants "amateurs " engagés dans une guerre en pick-up et fatigués par des avancées et reculs incessants sur plus de 1000 km ne suffisait pas à remplacer formation, discipline et apports en matériel de guerre et de télécommunications tardant à venir. Le résultat aurait été catastrophique n'eut été la prise en charge du commandement des insurgés par deux généraux, compagnons de route du colonel ayant choisi de se rallier à la révolution, l'aide de pays amis arabes et européens et les frappes aériennes intermittentes. Le combat politique incombait au Conseil national de transition reconnu progressivement seul représentant du peuple libyen. Troisièmement, engagée immédiatement après le vote de la résolution 73 de l'ONU le 17 mars 2001, l'intervention de la coalition franco-britannique établie sur des bases politiques fragiles fut gênée par l'immensité du territoire et le déficit d'équipement et d'organisation des insurgés; d'où les réajustements tactiques qui peinent à venir à bout du dictateur de Tripoli. Certes, les coups de maillet aériens assénés dans la zone d'exclusion pour protéger la population civile ont mis à mal le potentiel militaire du colonel et ses centres de commandement, mais sans l'engagement de troupes terrestres étrangères et arabes, opération à haut risque repoussée par tous les acteurs, le succès rapide de l'intervention franco-britannique n'était pas assuré. Si l'on en reste à ces rappels, et plutôt que d'ironiser sur l'extravagance d'un psychopathe avéré, on est amené à souligner qu'un dictateur effronté qui méprise son peuple est capable d'utiliser carrément une stratégie de guerre pour le réduire à l'obéissance et l'humilier. Aujourd'hui encore, ses brigades résistent follement aux combattants de la liberté. Tout porte à croire que la fin du dictateur marquera la fin d'un règne aux effets tragiques et le début d'une ère d'espoir, de liberté et de changements. Mais quels changements ? Aujourd'hui la Libye ne sait que devenir. Les tâches à accomplir sont innombrables. Il s'agirait préalablement de désarmer les combattants révolutionnaires en récupérant les armes lourdes et les pièces mécanisées et de monter une armée républicaine enrégimentant ces combattants avant d'engager au plus vite un plan de reconstruction. Il s'agirait ensuite de fonder un Etat viable doté d'une Constitution consensuelle et d'institutions républicaines et démocratiques modernes ; de veiller à l'unité territoriale d'un vaste pays sous forte emprise tribale et vaincre la haine sociale, le régionalisme et l'extrémisme. Il s'agirait enfin de sauvegarder la souveraineté du pays face aux convoitises étrangères et de participer activement à la reconfiguration du contexte géopolitique régional en gestation. Quoi qu'il en soit, sans le Colonel, le devenir des Libyens sera meilleur. Devenir meilleur, c'est devenir soi ; simplement libre et authentique. Devenir meilleur, c'est aussi devenir vrai ; simplement juste et tolérant. La Libye, comme la Tunisie et l'Egypte, devront se méfier des mauvais génies, des guides mégalomanes ou inspirés. Tenant leurs régimes par les dents, ceux-là sont insensibles aux souffrances du peuple et ne l'épargnent jamais.