Le public n'était pas nombreux, vendredi dernier au cinéma Le Mondial, à la projection de la première partie intitulée Oh ! la nuit du documentaire Mafrouza de la réalisatrice française Emmanuelle Demoris qui a fait le déplacement de Paris à Tunis grâce à la contribution du ministère de la Culture tunisien pour présenter la première de son film. Un film d'une durée de 11h41 divisé en cinq parties qui peuvent se voir séparément. «Il s'agit d'une aventure un peu folle», indique la cinéaste au cours de la présentation de son film. Elle a passé dix ans à filmer les habitants des quartiers défavorisés de Mafrouza situé en Alexandrie non loin du port. Dans ce bidonville perché sur un rocher, des gens venus entre autres de la Haute Egypte chercher du travail, se sont installés sur cette nécropole gréco-romaine, la plus grande du bassin méditerranéen. «Tu sais monter ?» demande Adel, l'un des principaux personnages, qui a introduit la réalisatrice dans ce quartier et lui sert un peu de guide, à l'adresse de l'archéologue Jean-Yves Empereur venu découvrir derrière «les trous de fortune» la nécropole. Ce qui devait être un travail sur les morts se transforme en un travail sur la vie. Durant 2h18 de cette première partie de Oh ! la nuit, Emmanuelle Demoris, baptisée Iman par les habitants de ce bidonville, explore caméra au poing le quotidien sordide des familles ou des personnes seules vivant comme des rats dans des trous au milieu d'un dépotoir à ciel ouvert. Pas d'ellipses, ni de montage, les images semblent apparaître comme elles ont été filmées. Plans séquences longs avec des plans rapprochés en raison de l'exigüité des lieux, quelques plongées sur le bidonville pour montrer les immondices au milieu desquels vit cette population. Un choix esthétique voulu mais risqué parce qu'il impose un rythme lent, difficile à supporter par des spectateurs néophytes habitués à un cinéma plus vif. Armée de beaucoup de patience, la réalisatrice arpente le rocher et, au gré de ses pérégrinations, assiste à un mariage et nous fait vivre la nuit de noces d'un jeune couple. Plus loin, un vieil homme, dont la maison est en permanence inondée par les eaux, vide avec un seau cette eau qui ne cesse de remonter tous les jours. Il est contraint de vivre sur des planches pour ne pas se noyer. Un travail de Sisyphe dans son éternel recommencement qu'effectue également cette femme, qui doit attendre que la pluie cesse pour cuire le pain dans la cour à proximité du foyer de ce vieil homme. Elle casse le bois, allume le four et cuit en rechignant ses petits pains. Au milieu de cette vie dure, il y a aussi de la joie. Dans l'échoppe de l'épicier, le ton est à la plaisanterie. Ceux qui viennent faire leurs emplettes s'accordent des moments de conversation avec le vendeur. La réalisatrice filme même la polémique faite autour d'elle sur ses intentions. «Elle veut montrer une image dégradante de l'Egypte», suppute un jeune. Mais là n'est pas l'objectif de la documentariste dont le regard proche de celui de l'anthropologue dévoile, dans la complexité de la vie, des faisceaux de lumière où apparaissent des figures singulières avec leurs heurts et leur bonheur, leur souffrance et leur sensualité. Au beau milieu de cette aventure, Emmanuelle Demoris abandonne son compagnon, l'archéologue, et erre seule dans cet univers à la fois glauque et beau où tout est dans la démesure pour s'attarder sur Adel qui, sur son lit, se prête à la confidence. Il parle de son premier amour, d'une cousine qui l'a aimé, alors que non loin sa femme prépare le repas. Puis, il sort un cahier dans lequel il a réuni les poèmes d'amour qu'il a écrits à l'adresse des femmes qu'il a aimées. Même dans les poubelles, les fleurs peuvent éclore. Au-delà du témoignage, Mafrouza est une belle leçon d'humilité rendue possible grâce au soutien de Jean Gruault, scénariste de François Truffaut.