La psychanalyse a ouvert à l'interprétation des rêves un champ nouveau d'investigation qui permet de dévoiler chez l'individu des zones de son âme demeurées dans l'oubli. Ce que le " moi social " tait, le rêve, lui, l'évente et le publie : il laisse apparaître un univers fait d'anciens drames, de blessures affectives secrètes, blessures d'autant plus occultées parfois qu'elles restent malgré tout ouvertes et douloureuses… Tel est en tout cas le postulat freudien, qui a fait du rêve une " voie royale " pour accéder à la connaissance de notre " inconscient ". Pour explorer les zones cachées de la psychologie de l'individu grâce au rêve, il faut cependant acquérir une connaissance de la " langue " que nous utilisons dans notre sommeil… Un peu comme on acquerrait la langue d'une peuplade primitive pour accéder au secret de sa culture. En ce sens, la psychanalyse et son interprétation des rêves sont une sorte d'ethnolinguistique appliquée à soi-même, pour se connaître de l'autre côté de la rive de la civilisation et de ses normes sociales, du côté de sa " wilderness ", comme disent les Anglais, de son existence présociale ou sauvage. Mais cette invention freudienne n'est en réalité rien d'autre que l'inversion d'une ancienne et immémoriale pratique qui consistait, à partir des rêves, à deviner, non pas son intériorité telle qu'elle a été scellée au matin de notre vie, mais le monde extérieur tel qu'il advient dans l'avenir à travers des événements majeurs. Le mouvement de lecture n'est pas ici vers le dedans mais vers le dehors, pas vers le passé mais vers le futur. Cette lecture tournée vers le monde qui vient, c'est ce qu'on appelle l'oniromancie. Prophétiser à partir, non du spectacle du ciel comme font les astrologues par exemple, mais du rêve et de ses images. La pratique trouve dans la figure de Joseph une parfaite illustration. Que ce soit dans la Bible ou dans le Coran, Joseph est présenté comme celui qui a le don de l'intelligence des rêves, en tant qu'actes de prémonition. Nous sommes ici dans la configuration suivante : l'homme, dans son sommeil, produit un discours, et ce discours porte en lui une connaissance de l'avenir, mais la plupart du temps, cet homme est incapable de saisir le sens de son propre discours. Seul celui qui a le don, qui connaît la langue secrète des rêves, peut en recueillir la signification et, à partir de là, dire ce que réserve l'avenir. Joseph, notre Youssef, arrière-petit fils d'Abraham, révèle ce pouvoir alors qu'il se trouve en prison suite à une accusation injuste. Il est sollicité par deux prisonniers qui, la même nuit, font chacun un rêve. Et chacun lui en fait le récit, chacun lui ouvre le livre de son propre rêve pour qu'il en déchiffre le message : et Joseph, qui sait lire, lit ! Et traduit ! Le premier prisonnier sera libéré dans trois jours et retournera au service de son maître, révèle-t-il, tandis que le second, dans trois jours aussi, connaîtra, lui, un sort funeste : il sera pendu… Puis il advient que la suite des événements valide sa lecture : les choses se passent bien comme il avait dit. C'est par celui des deux prisonniers qui a survécu et qui est désormais libre que, bien plus tard, Joseph est sollicité à nouveau et révèle alors une toute autre dimension de son pouvoir. On en vient ici au fameux épisode du rêve que fait Pharaon : les trois vaches grasses, suivies des trois vaches maigres. Il ne s'agit plus seulement ici de déchiffrer ce qu'on appellerait un " arrêt du destin ", mais de produire une lecture qui appelle ou engage l'action. Et même l'union dans l'action, ce qui donne d'ailleurs à cette dernière une tournure politique. C'est pourquoi on peut dire que Joseph, fondamentalement, cumule la vocation de déchiffrer le message prophétique des rêves et celle de gouverner les affaires des hommes. Joseph n'est pas l'inventeur de la science des rêves. Toute une tradition existe avant lui, que l'on trouve aussi bien chez les Egyptiens que chez les Mésopotamiens. Dans sa famille même, quelqu'un l'y a précédé qui n'est autre qu'Abraham, le fondateur. A ceci près qu'Abraham interprète les visions qu'il reçoit lui-même : c'est dans l'élément du rêve qu'il est visité par l'Ange et que se révèle à lui sa mission. Et c'est en répondant au message onirique qu'il met en branle l'aventure monothéiste dont nous sommes les héritiers. Mais Joseph, lui, lit dans les rêves d'autrui. Il puise, pour ainsi dire, dans la matière cognitive brute des autres — Pharaon en l'occurrence — pour révéler en elle un véritable savoir, sur lequel il devient possible d'organiser la vie des hommes pour le salut de tous : trois années de bonne récolte seront suivies de trois années de sécheresse ! Comme son ancêtre, il a la capacité de traduire le rêve en projet universel mais, à la différence de son ancêtre, il met cette capacité au service d'autrui, en révélant dans le rêve " païen ", des non-circoncis, la présence de ce qui peut servir à un tel projet. Et c'est sans doute en cela précisément que s'affirme le fait que ce don qui est le sien est un don, comme y insiste Joseph : de Dieu ! Le fait que ce don soit de Dieu confère une supériorité à Joseph par rapport aux prêtres égyptiens qui ne parviennent pas à comprendre le rêve de leur roi. Mais cette supériorité se confirme et se consacre à travers le fait que sa lecture ouvre une perspective de communion dans l'action pour repousser la famine : pour repousser le mal en général qui atteint l'homme dans sa vocation à la vie. On voit à travers la figure de Joseph de quelle façon la vision abrahamique peut être comme projetée sur l'écran de l'avenir et se traduire en une aventure politique de civilisation qui, de plus, face à la menace mortelle de la famine, hisse chaque être humain au rang d'acteur et fait passer au second plan les considérations de rang et de hiérarchie sociale. D'autant plus que chaque homme, en tant qu'il produit du rêve, se découvre porteur comme Pharaon d'un savoir sur l'avenir, même si ce savoir lui reste scellé. Or s'il est porteur d'un tel savoir prophétique, de cette fenêtre onirique sur le futur et que, toujours comme Pharaon, ce savoir peut se convertir à partir de l'intime profondeur de sa vision en un projet qui rassemble dans l'effort, comment ne se sentirait-il pas terriblement impliqué dans l'œuvre engagée? Cette dernière ne trouve-t-elle pas des échos secrets dans ses tréfonds à lui aussi ? L'écoute de ses propres rêves n'a pas toujours eu besoin de cette approche ethnologique de la psychanalyse pour libérer l'homme du mal : il lui a longtemps suffi de la croyance, de la certitude intérieure, que Dieu y susurrait ses volontés pour l'arracher à la solitude de son existence et le projeter dans l'exaltation d'une œuvre universellement partagée. C'est en tout cas ce qui n'a pas échappé à Joseph, qui fût assurément véridique… " çeddiq " !