Karim Ben Smaïl, des éditions Cérès, a du mal à cacher son plaisir : celui de faire, enfin, les livres qu'il a envie de faire, sans être soumis aux aléas des autorisations et autre dépôt légal, aux pressions des achats officiels, et du politiquement correct. Aujourd'hui, il édite ce qu'il gardait, depuis longtemps quelquefois, dans ses tiroirs, et dans sa tête, et ce que des auteurs, devenus pléthoriques et féconds, lui apportent. S'obligeant tout de même à dompter son enthousiasme et à le discipliner par une programmation, il annonce deux grands axes dans sa politique éditoriale : l'Histoire immédiate, et l'Histoire contemporaine. Car si l'on doit témoigner de la refondation de la Tunisie, il faut aussi savoir réfléchir, savoir ce qu'elle a été et d'où elle vient, avant de travailler à son devenir. L'histoire immédiate n'attend pas Et comme l'histoire n'attend pas et doit donc se servir à chaud, c'est par elle que commence le programme des éditions Cérès. Plus exactement, par un livre d'entretiens menés par Pierre Vallaud, historien, ami et grand connaisseur de la Tunisie, avec celui qui fut le plus atypique des ambassadeurs accrédités à Tunis, Yves Aubin de La Messuzière. Celui-là même qui ouvrit les jardins de l'ambassade de France, au moment où des chancelleries fermaient leurs portes, qui fit un clash avec Ben Ali, puis, plus tard, avec une partie des politiques français, lors de la fronde des ambassadeurs. Le même Pierre Vallaud signera un Atlas stratégique de la Méditerranée contemporaine, où seront présentés tous les changements survenus, récemment. Cet Atlas sera coédité, avec Cérès, par un éditeur français et par l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. Autre projet relevant de l'Histoire immédiate, une biographie, que l'on aurait pu croire inévitable, de Mohamed Bouazizi, mais qui sera traitée de façon originale puisqu'il s'agira d'une véritable enquête journalistique menée par une jeune auteure française, dès les premiers jours de la révolution, et bien avant que ce soit devenu une mode. Elle a été la première à avoir fait le déplacement et, bien accueillie, à avoir rencontré tous les membres de son entourage et de sa famille. Et l'on s'aperçoit que Mohamed Bouazizi est le symbole de l'échec social de la Tunisie de Ben Ali : l'histoire d'un petit entrepreneur qui gérait une petite entreprise, et qui, parce qu'il ne connaissait personne, n'avait pas de background et n'était pas soutenu par les banques, se retrouva le bec dans l'eau. Le livre ne mise pas sur le sensationnel, mais renseigne sur un certain mode de fonctionnement. Le dernier projet de l'Histoire immédiate constituera une expérience éditoriale inédite dans le monde arabe. Quand on s'étonne de ce projet, Karim Ben Smaïl explique : «Dès que le gouvernement Ghanouchi 2 a été mis en place, j'ai été intéressé par ces jeunes Atugéens bien formés, qui acceptaient de se lancer dans la politique, quand personne n'en voulait. Ces espions, ces francs-maçons venaient remplir un vide, avec courage et détermination». S'inspirant du livre de Yasmina Reza, qui s'était attachée aux pas de Sarkozy, il demanda à une jeune auteure, Anissa Belhassine, de passer quelques mois à l'ombre d'un ministre, Yassine Brahim, qui chapeautait deux départements stratégiques : le transport, et ses problèmes, et l'équipement, avec tous les grands chantiers de l'Etat et toutes les possibilités d'emploi. Yassine Brahim, durant son passage, a visité tous les gouvernorats : c'est donc une véritable radiographie du pays avec son historique, ses problèmes, ses inégalités. C'est aussi, vu de l'intérieur, le fonctionnement d'un grand ministère. L'histoire contemporaine et ses échos On parle beaucoup, depuis quelques mois, quelquefois en l'instrumentalisant, de l'affaire palestinienne. On propose de l'inscrire dans la Constitution, on en brandit les drapeaux dans les manifestations. Cette façon de vouloir enflammer le peuple, par des gens qui n'ont parfois rien à voir avec la cause palestinienne, nul ne l'a mieux décrite et analysée que... Bourguiba, dans son fameux discours de Jéricho. Cérès avait, à l'époque, réalisé avec Hamadi Essid, le fameux film sur ce voyage au Moyen-Orient. Aujourd'hui, elle se propose de publier le compte rendu de ce grand périple, écrit par celui qui était l'ombre de Bourguiba et son biographe, Mohamed Sayah. Tout cela avait déjà été écrit à l'époque, mais entre-temps, Bourguiba s'était réconcilié avec Nasser et le texte, devenu inopportun, ne fut donc pas publié. C'est, par conséquent, une redécouverte lumineuse de cette relation de voyage, de ce grand moment de l'Histoire et de la manière dont les Palestiniens ont raté la solution préconisée par ce visionnaire que fut Bourguiba. Autre livre à paraître dans le cadre de l'Histoire contemporaine, un pavé de quelque 300 pages, sur lequel l'éditeur travaille depuis près de trois ans et que de nombreux auteurs lui ont refusé : définir les grandes dates et les grands personnages de l'Histoire de la Tunisie. A cet exercice, forcément objectif, un seul a eu le courage de se plier : Habib Boularès, à qui l'on devait déjà un certain Hannibal. Il s'agira d'un ouvrage illustré qui couvrira la période allant de la préhistoire à la révolution. Et puis, parce qu'il fallait tout de même préserver la tradition des «Beaux Livres», longtemps seul refuge des éditeurs, on prépare un ouvrage de photos qui retracera «l'essentiel, le plus créatif, le plus graphique, le plus significatif et le plus beau de toute l'expression visuelle de la révolution», nous dit-on. Des photos, donc, mais aussi des graffiti, des sculptures, du street-art, des détournements d'objets. Près de cent artistes y participeront. Et parce que Mohamed Ben Smaïl, le fondateur de Cérès, est journaliste avant toute chose, il est toujours fait bonne place à ce corps de plume dans le programme éditorial de la maison : Samy Ghorbal, ancien de Jeune Afrique, signe un livre sur «Le Bourguibisme et l'Islamisme».