Par Mohédine BEJAOUI Contre la laïcité, les religieux objectent que la loi découle de l'éthique et qu'il n'y a pas d'éthique sans religion, sans dieu qui déclare : «pour m'obéir, il faut agir comme ceci plutôt comme cela». En vertu de cet argument, pour les religieux, un athée, un sans-dieu, ne peut être qu'une personne « sans foi ni loi », dépourvue de tout sens moral. C'est ignorer que l'éthique est essentiellement une façon de vivre en paix avec ses voisins et, par conséquent, d'éviter de « leur faire ce qu'on ne voudra pas qu'ils nous fassent ». Est-il besoin d'une loi divine pour imposer ce qui relève du bon sens ? Moïse avait-il besoin de gravir le mont Sinaï pour graver dans le marbre qu'il vaut mieux pas se rendre coupable de faux témoignage ? Ce qui n'empêche pas de penser les questions éthiques en dehors de la religion, et dans leurs implications les plus complexes. Bien au contraire, ceux qui limitent considérablement la réflexion sur la morale et le droit sont ceux qui présentent la volonté divine comme la cause unique et ultime de la règle éthique. En effet : pourquoi agir de la sorte plutôt qu'autrement ?, se demande-t-on, «parce que Dieu le veut », répondent invariablement les religieux, ils en sont si sûrs, la question est donc close. C'est de la pure paresse intellectuelle. Les religieux n'aiment pas les questions, ils aiment les paresseux, ceux qui les laissent s'occuper de la morale et, donc, des lois. Et le fondement des lois d'un pays, c'est la Constitution. On ne change pas de Constitution tous les jours, c'est pour cette raison qu'on la grave symboliquement dans le marbre, pour que ça dure. C'est long, fastidieux et compliqué, donc quand on s'attaque à cette tâche, mieux vaut faire du bon travail ! Une Constitution n'est pas en effet un texte de circonstances : elle doit durer, elle doit même tendre autant que faire se peut vers l'intemporel ou, du moins, être résolument tournée vers l'avenir le plus éloigné. Or qui peut prédire en toute honnêteté, ce que sera le rapport des tunisiens à la religion, dans cinquante ans, ou un siècle? De même, une Constitution doit tendre vers l'universel : elle doit pouvoir s'appliquer à tous, sans exclure personne en raison de sa naissance, son sexe, la couleur de ses yeux ou la pointure de ses chaussures. Dès lors, la Constitution peut-elle priver de certains droits ceux qui, aujourd'hui, en Tunisie, ont une autre religion que l'Islam, ou qui n'en ont pas du tout, ou qui doutent. En d'autres termes : la nouvelle Constitution ne peut être que laïque si elle veut garantir les droits de tous, tout le temps. La laïcité est en outre le meilleur moyen que l'on ait trouvé jusqu'ici pour préserver la liberté de conscience et, donc, la liberté de culte, que les musulmans les plus fervents se le disent ! Devrions-nous nous résigner à n'avoir le choix unique qu'entre la laïcité à l'occidentale et l'islamisme des talibans? Une troisième voie est possible, sous réserve d'accepter que la religion n'a pas pour vocation de placer les principes d'égalité dans une société. L'Ethique est plus pertinente que la morale, pour organiser les relations interpersonnelles, pour définir la place de l'individu dans la collectivité, pour déterminer la frontière entre espace public et sphère privée et enfin pour concevoir les rapports de l'individu à sa spiritualité. L'instrumentalisation de la morale tout au long de l'histoire, à travers une géographie instable, s'est achevée dans le sang, entre sunnites et chiites, catholiques et protestants, croisés et «croissantés», serbes orthodoxes et bosniaques musulmans, sikhs et hindouistes. La Saint-Barthélemy peut se reproduire tous les jours sous l'égide d'une morale autoproclamée comme supérieure et indiscutable. Le droit n'est pas la morale, même drapé des meilleures intentions, qui comme chacun sait pourraient paver le chemin de l'enfer. Religion et politique La diversité de la société tunisienne, sa multiplicité, sa laïcisation progressive ne se réduiraient à aucune grille de lecture dont l'abscisse serait la religion et l'ordonnée la piété, la complexité humaine est autrement plus rétive au classement dans les tableaux à double, ni même à multiples entrées. La société tunisienne est en mouvement, comme toute autre communauté humaine, elle est faite d'hommes et de femmes, de musulmans, de chrétiens, de juifs, d'athées, d'agnostiques, de pratiquants zélés, de pieux du mois de Ramadan, d'êtres imparfaits, incohérents, fragiles et déconcertés par le spectre de la mortalité, ils font comme ils peuvent. Il faudra bien trouver un moyen pour vivre ensemble dans une relative harmonie, la citoyenneté serait bien indiquée parce qu'elle préserve la liberté individuelle dans un intérêt général. De l'avis de Tarik Ramadan, intellectuel de référence du mouvement islamiste, petit-fils de Hassan El Banna, fondateur des Frères musulmans en Egypte, «la dimension de la laïcité peut exister dans les pays musulmans, mais il faudra savoir la présenter». Que veut-il dire pas là ? Ne pas brusquer une société attachée à son identité arabo-musulmane pour les uns, kabylo-musulmane pour d'autres, Chleuho-musulmane encore pour certains ? ...probablement ! S'il ne s'agit que de simple précaution de pure forme, qu'à cela ne tienne, un être sensé ferait ce sacrifice de faible coût, en revanche si cette prudence voudrait dire que la laïcité ne souffre d'aucune urgence, qu'il faudra attendre à terme que les esprits s'y prêtent, cela revient à brader le fond pour la forme, deux dimension au demeurant consubstantielles que T. Ramadan, philosophe de formation, ne peut ignorer. L'Etat de droit, la citoyenneté égalitaire, l'alternance politique, le pluralisme, autant de fondamentaux que T. Ramadan ne récuse pas : « Si je viens en disant, en tant que musulman : je suis pour la citoyenneté, l'égalité, le respect de la conscience, la liberté du culte pour tous les citoyens- chrétiens, juifs, musulmans — si je vous dis qu'à partir de vos références, ces principes sont réalisables, alors j'ai des chances d'être entendu». Parfait ! Alors faisons cela ici et maintenant, pourquoi attendre ? Devrions-nous faire un moratoire pour suspendre la lapidation de femmes adultères comme le préconisait T. Ramadan, où interdire cet acte sans délai. La Tunisie n'était ni prête pour abolir la polygamie en 1957, ni pas plus prête pour autoriser l'IVG en 1973, Bourguiba l'a fait. La question de la religion se règle avec l'approfondissement des usages démocratiques. Les dictatures arabes donnant toute l'apparence de jouer les remparts contre l'intégrisme n'en sont pas moins les producteurs à grande échelle de ce phénomène. La crédibilité de Ben Ali, le despote mal éclairé, ne tenait qu'à cela aux yeux de l'Occident et même aux yeux de laïcs insoupçonnables de collusion avec son régime, on connaît la suite. La légitimité du mouvement islamiste grandissait à mesure que se multipliait le nombre des prisonniers politiques du mouvement, qui finit par construire un capital symbolique, un capital de sympathie qui s'avéra décisif le 23 octobre 2011. Que la révolution tunisienne n'ait pas été menée par le mouvement islamiste, ni par aucun autre, c'est un fait, toutefois ce mouvement peut et à juste titre se prévaloir de ce capital sacrificiel accumulé depuis 23 ans dans les geôles de Ben Ali. Cela suffira-t-il pour donner toute la légitimité aux religieux pour dessiner l'avenir de la Tunis ? L'issue du scrutin du 23 octobre donne un début de réponse; Ennahdha remporte haut la main les premières élections démocratiques, premier parti dans l'Assemblée constituante. Les premières déclarations de ce parti se veulent rassurantes: Ennahdha se défend de vouloir imposer une application stricte des principes religieux à une société tunisienne qui a fait du chemin dans la laïcisation de ses mœurs. Une question connexe, organiquement liée à la laïcité : le statut de la femme en Tunisie. Faut-il graver dans le marbre l'égalité homme-femme ? Renoncer au principe de l'héritage selon lequel la femme n'hérite que de la moitié de ce qui reviendrait à son frère ? Pratique tombée en désuétude dans des couches sociales aisées et instruites, comme des milliers de grands-parents berbères qui demeurent monogames en dépit des facilités que leur accordait la religion musulmane lorsqu'elle investit le Maghreb en 670. Bien que tiraillé entre sa base radicale et ses cadres modérés — du moins dans leur déclaration officielle —, ne faisons pas un procès d'intention à un mouvement qui se dit proche de l'AKP turc au pouvoir. Wait and see ! Nous avons gagné la démocratie, ne boudons pas notre plaisir, c'est historique. Si le scrutin est jugé décevant pour une fraction importante de l'électorat, nous nous sommes toutefois donné le droit et la possibilité de nous tromper et de corriger.