Par Hmida BEN ROMDHANE L'université tunisienne est-elle condamnée à subir perpétuellement l'intolérance? Est-il écrit quelque part qu'elle doit expérimenter éternellement les affres de la violence initiée par les esprits obtus? Hier c'était la dictature mafieuse de Ben Ali qui a transformé ce haut lieu du savoir en un espace sous strict contrôle policier d'où toute voix discordante, laïque ou islamiste était bannie. Aujourd'hui, et alors qu'on croyait avoir franchi les zones de forte turbulence le 23 octobre dernier, quelques centaines de barbus fortement fanatisés, s'autoproclamant serviteurs de la volonté divine, font régner la terreur parmi enseignantes et étudiantes dont les habits ne sont pas très «islamiques» à leur goût. L'un des grands paradoxes dont notre pays détient le secret est qu'il y a plus d'un demi-siècle les filles en minijupes passaient inaperçues dans la rue, à l'école et à l'université, et aujourd'hui, même les jupes en dessous du genou suscitent la fureur de ces fanatiques du XXIe siècle qui insultent, fulminent et agressent même étudiantes et enseignantes qui ne se conforment pas au goût vestimentaire de ces excités. A voir l'intensification des agressions physiques et verbales contre les femmes à l'université et la détermination de ces barbus fanatisés à interdire par la violence toute forme de mixité dans les amphithéâtres et les réfectoires universitaires, on a la désagréable impression que la Tunisie s'afghanise, que Tunis se kaboulise et que Sousse et Gabès se kandaharisent. Non, la Tunisie n'est pas l'Afghanistan, Tunis n'est pas Kaboul et Sousse et Gabès ne sont pas Khost et Kandahar. Un autre grand paradoxe dont notre pays détient aussi le secret est que les persécuteurs d'aujourd'hui étaient eux-mêmes les persécutés d'hier. Ils étaient pourchassés et traqués par la dictature de Ben Ali qui a poussé l'intolérance jusqu'à interdire les bancs de l'université et les bureaux des administrations publiques aux femmes voilées. Les persécutés d'hier, utilisant les méthodes violentes de leur persécuteur, semblent déterminés à interdire à leur tour l'université, les bureaux et peut-être même la rue aux femmes non voilées... Les organisations de défense des droits de l'Homme et tous les démocrates courageux qui ne se sont pas laissé intimider par la dictature de Ben Ali, ne se laisseront sûrement pas impressionner par l'activisme violent de quelques centaines de fanatiques qui s'autoproclament comme les seuls détenteurs de la vérité divine. Tous ceux qui ont défendu hier le droit de la femme voilée à étudier et à travailler, défendront aujourd'hui le même droit en faveur de la femme qui choisit de ne pas se voiler. Dans une société qui se veut démocratique et plurielle, comme la Tunisie de l'après-14 Janvier, la femme est libre de choisir son habit. Elle est libre de porter le voile ou de ne pas le porter. L'imposante manifestation menée par des centaines de femmes cette semaine devant le Premier ministère est un message clair: celles-ci ne vont pas se laisser dicter leur conduite et leur manière de s'habiller par les fanatiques. Le harcèlement des femmes dans la rue, à l'université et dans certains lieux de travail a en fait commencé dès le mois de février, quelques semaines après la révolution de la liberté et de la dignité. Mais ce harcèlement s'est intensifié depuis les élections du 23 octobre qui ont donné à Ennahdha la majorité relative dans l'Assemblée constituante. Curieusement, les fanatiques de l'université tunisienne ont interprété cette victoire relative des islamistes d'Ennahdha comme un événement qui les fortifie dans leurs convictions et aiguise leur désir de faire régner «l'ordre islamique» en interdisant l'accès aux enceintes universitaires à ces «femmes impies» portant jupes ou tailleurs. Les cadres d'Ennahdha ne sont pas des talibans et Rached Ghannouchi n'a rien à voir avec le Mollah Omar. Tous les dirigeants de cette organisation ont insisté jusqu'à l'excès sur leurs convictions démocratiques et leur détermination à faire régner en Tunisie le pluralisme politique, l'alternance au pouvoir, la liberté de la presse et l'indépendance de la justice. C'est un discours rassurant. Mais nous serions plus rassurés encore si ces discours étaient traduits dans la réalité. Certes, les cadres d'Ennahdha n'ont pas encore pris les rênes du pouvoir pour qu'on puisse comparer le discours et la pratique. Cela dit, nous aurions souhaité tout de même les entendre condamner avec la fermeté requise les abus de langage, les insultes et les agressions physiques qui empoisonnent la vie universitaire. En attendant les réactions appropriées du principal parti politique tunisien, on se contentera de chercher des lueurs d'espoir du côté des organisations de défense des droits de l'Homme, du côté de la société civile, et surtout du côté de la mobilisation des femmes tunisiennes qui semblent déterminées à défendre bec et ongles les droits qui font leur fierté et celle de la Tunisie depuis plus d'un demi-siècle.