La Presse — Il a tort celui qui aura cru un moment que le feu qui consume le cœur des mères et des proches des martyrs serait un feu adouci ; il est dans l'erreur celui qui aura pensé que les quelques millions distribués à certaines familles de victimes et de blessés de la révolution seraient en mesure de faire taire les voix qui se sont élevées haut sur un ton sévère avec ce mot historique « Dégage! » ; ils sont trop éloignés de la réalité ceux qui ont eu tendance à croire qu'avec les premières élections libres dans l'histoire de la Tunisie, les tensions auront trouvé l'apaisement. Ce sont les principales conclusions que quiconque aurait pu tirer en assistant hier à la cérémonie organisée hier à la coupole d'El Menzah par l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie) en hommage aux martyrs de la révolution et en présence de leurs familles. Dès le mot de bienvenue prononcé par Kamel Jendoubi, président de l'Isie, interrompu à plusieurs reprises, des slogans ont été scandés réclamant que justice soit faite, du genre : «Al Qassas, Al Qassas, ya issabet Arrassas », « Achâb yourid haq Achchahid» (le peuple réclame le droit des martyrs), «Al Qannassa winhom? » (Où sont les tireurs ?), etc. Le spectacle prévu des chansons engagées n'a pas eu lieu, et les trophées que l'Isie comptait distribuer aux familles des victimes, on s'en est emparé de façon arbitraire : les présents ont envahi le podium malgré les tentatives d'apaisement et, enfin, il se sont donné rendez-vous le 22 courant devant le Parlement au Bardo, date et lieu de la première réunion de la Constituante. Ils n'ont pas l'intention de lâcher ! Politique et réalité Si les acteurs de la vie politique se sentent mieux dans leur peau après le scrutin du 23 octobre, les familles des martyrs, elles, vivent toujours la même réalité. « Nous penserons à rendre hommage à nos proches qui ont donné leur vie et leur sang à ce pays lorsque les tireurs qui nous ont massacrés auront été traduits en justice ... », a crié un jeune homme au micro du podium après qu'il fut envahi. «Des hommes sont morts et lui il veut rendre hommage ! C'est quoi cette mascarade? » s'exclame un homme aux cheveux gris, brandissant une photo agrandie de son enfant... «Nous ne voulons pas d'argent, nous ne voulons pas de fête », scandait un autre jeune venu de Kasserine : «Nous voulons que les tueurs soient jugés». Evidemment, l'Isie n'était pas en mesure de donner des promesses à cet égard, ce que de nombreuses personnes présentes étaient capables de comprendre, mais cela prouve encore une fois que la confiance n'est pas encore rétablie entre les citoyens ordinaires et les structures officielles. Le message que Kamel Jendoubi voulait faire passer, à savoir que «la Tunisie n'aurait pu avoir ses premières élections libres et démocratiques sans le sacrifice des jeunes qui ont donné leur sang et sans les familles qui ont sacrifié leurs chers enfants », ce message n'a pas convaincu beaucoup de personnes. Cela explique d'ailleurs les réactions exprimées à haute voix ici et là, du type : «Ils ont fait venir la télévision pour dire : voilà nous avons rendu hommage aux martyrs et honoré leurs familles» ou encore : «Les politiciens se sont battus pour avoir des «chaises » et ils ont obtenu ce qu'ils ont voulu. Or nous, qui avons fait cette révolution, qu'avons-nous obtenu. Rien! » Le ministère de l'Intérieur pointé du doigt Le ministère de l'Intérieur, maintenant entouré de fils barbelés et protégé par des tanks et des véhicules militaires, sans compter la mobilisation policière sur l'avenue Habib Bourguiba, est pointé du doigt par une grande partie des présents. Pourtant, des parents étaient présents parmi les familles des martyrs qui représentaient les agents de la police et de la garde nationale qui ont été également tués lors des événements. En effet, outre les slogans le qualifiant de «ministère de la terreur», «Wzarat Eddakhiliya, Wzara Irhabiya», certaines familles de martyrs réclament la mise aux arrêts de policiers responsables de la mort de leurs enfants, dont certains sont connus d'elles : elles citent même leurs noms et affichent leurs portraits. « Je le connais, c'est le directeur du poste de police de (...), il a été muté et promu à tel endroit...», s'indigne un homme âgé. «Le ministère de l'Intérieur ne veut pas dénoncer les criminels et ne veut pas nous aider à retrouver la paix...», se plaint un jeune d'une vingtaine d'années, ému et les larmes aux yeux. «Nous avons signé une pétition que nous avons adressée au Cheikh Rached Ghannouchi afin que les tueurs soient traduits en justice, que le décret-loi récemment adopté par Mebazâa lavant les policiers de leurs responsabilités soit abrogé et que nos droits nous soient rendus», a fait savoir un jeune venant de la Cité Ettadhamen au micro de la salle. Dans ce climat, plusieurs personnes révoltées ont appelé à la suspension des relations dilomatiques avec l'Arabie Saoudite, jusqu'à ce que l'ancien président soit livré à la justice tunisienne et jugé. Un jeune, la trentaine, venant du gouvernorat du Kef, insiste : «Moi, je n'ai pas perdu quelqu'un de la famille, mais tous les martyrs sont mes frères. Nous voulons que Ben Ali soit capturé et jugé, voire exécuté. Autrement, nos martyrs ne pourront reposer en paix...» La Palestine dans les cœurs Avant que le spectacle ne soit définitivement annulé et pendant les tentatives appelant la salle au calme et à l'apaisement, le journaliste de renommée Abdelbari Atouan a pris le micro et salué les familles des martyrs et le peuple tunisien en général. L'audience a réagi positivement à ses propos et crié à plusieurs reprises des slogans appelant à la libération de la Palestine. Abdelbari Atouan a rendu hommage «aux Tunisiens qui ont rendu à la Oumma son honneur, qui ont fait trembler les dictateurs de la planète », les suppliant par le sang des martyrs de veiller à la réussite de cette révolution, de penser toujours à la Tunisie, et les priant de la sauvegarder... «tout en continuant de réclamer vos droits tout à fait légitimes.», a-t-il précisé.