Par Khaled TEBOURBI Edgar Morin, philosophe français, 91 ans, pimpant, le verbe tranchant, résume en un tour de formule ce que fut le XXe siècle et comment se présente le siècle nouveau (samedi 26-11, Canal +). «Le premier — observe-t-il — était celui des totalitarismes, nationaliste et communiste, le second est celui du fanatisme libéral et religieux». On pourrait émettre des réserves sur cette façon de lire l'histoire contemporaine. Dire, par exemple, qu'elle se place du point de vue de l'Occident dominant. Le nazisme et le stalinisme prospérèrent en Europe, pendant ce temps, nos pays du Sud luttaient pour leur indépendance. Il y avait loin de ceci à cela. Le parallèle entre libéralisme et islamisme (car c'est ce qui est visé en premier lieu) ne convainc pas tout à fait, non plus. L'un et l'autre ont des racines différentes. Mais il n'importe, ce sur quoi Edgar Morin veut attirer l'attention et qui est vrai, c'est que l'humanité moderne, au plus fort de ses sciences et de ses connaissances, au moment même où elle vante ses valeurs de progrès et de civilisation, ne fait rien d'autre que fomenter son propre malheur. Pourquoi cet acharnement, contre nature, contre culture, à produire du gâchis? Pourquoi cet élan systématique vers la déraison? Edgar Morin ne parle ni d'intérêts géostratégiques ni de convoitises égoïstes. Il répond simplement : «c'est le monde qui marche comme un somnambule». Il avance, certes, «mais il ne sait, au juste, où il va ni ce qui l'attend». Bras tendus, yeux clos Un monde somnambule, pataugeant dans l'inconnu, allant droit à sa perte: difficile d'affirmer que c'était le cas du temps des grandes guerres, jusque du temps de l'invasion de l'Irak et de l'Afghanistan. Ces conflits-à avaient des «motifs» à faire valoir. Ils avaient, pour ainsi dire, «leur part de conscience». Mais avec les crises récentes, avec les révolutions arabes et le crash financier, il y a bien lieu d'y songer un peu. Les pays du Nord, ceux qui représentent des modèles historiques de développement, avaient-ils des raisons rationnelles de fonder leur croissance économique sur la spéculation boursière et l'argent virtuel? Logiquement aucune. Cela procédait visiblement de l'imprudence grossière, de l'inconséquence manifeste. On y a plongé pourtant, les «bras tendus» et les «yeux clos». Le printemps arabe connaît-il vraiment sa voie ? Que de doutes là aussi. Ce printemps paraissait lumineux à ses débuts : liberté, dignité, démocratie, et rupture promise partout avec la dictature et la tyrannie. Or, que constate-t-on depuis ? Des partis islamistes qui triomphent aux élections, des valeurs archaïques qui remontent à la surface, des électeurs qui rejettent toute idée de modernité. Pis : des jeunesses révolutionnaires sont pratiquement biffées de la carte politique, cédant la place à des politiciens de vieille souche, ravis de «ramasser le gros lot» sans y avoir jamais pourvu. Les révolutions arabes flottent, tâtonnent si elles ne se sabordent pas pour de bon. Retour de manivelle L'exemple de la révolution tunisienne illustre tout. Cette révolution promettait plus que toute autre. Elle avait le plus d'atouts : la diversité culturelle, la tradition d'ouverture, le niveau élevé d'une élite, le degré d'instruction d'une population, les grands acquis nationaux. Autant d'avantages la dirigeaient droit vers la reconstruction démocratique, le pluralisme politique, la consécration des libertés et des droits. Ce qui se dessine depuis un certain 23 octobre 2011 laisse, cependant, à craindre un possible «retour de manivelle». N'insistons pas sur «le handicap» d'une majorité islamiste évaluée à 40%, ni encore sur le fait (étrange) qu'une pétition populaire d'inspiration «Rcdiste» ait raflé pour sa part plus de 10% des suffrages. Non, ce qui frappe, c'est que deux partis de la famille républicaine rallient volontairement le clan des conservateurs. Ce qui étonne et inquiète encore, c'est que la coalition, ainsi constituée, s'accorde sur un projet d'organisation des pouvoirs publics qui ne présente pas les meilleures garanties. Tous ces acteurs politiques, jadis harcelés et réprimés par la dictature, le font-ils en connaissance de cause ? Savent-ils, ce faisant, vers quels les risques, ils peuvent entraîner le pays ? Qu'à Dieu ne plaise ! Mieux vaut penser comme Edgar Morin qu'ils «marchent en dormant». Somnambules de circonstance auxquels il est encore temps de sonner le réveil.