Samir Abdelhafidh: L'Office des céréales n'est pas en faillite    Où se trouve l'arbre le plus haut du monde ?    Informations à propos d'avions militaires russes en Tunisie : la Russie réagit    Siliana: Coupure d'eau dans cette zone    Marché de Kairouan: Prix des légumes, des fruits et des viandes (Vidéo+Photos)    UTAP : 30% des Tunisiens pourraient renoncer à acheter des moutons    Monde: L'épouse de Bachar Al Assad souffre d'une leucémie    À 39 ans, Cristiano Ronaldo prêt à briller à l'Euro 2024    Nabil Ammar reçoit l'ambassadeur du Qatar en Tunisie    Découvrez le classement mondial et arabe des pays producteurs d'Acier    Real Madrid : Toni Kroos annonce la fin de sa carrière    Daily brief régional du 21 mai 2024: Repêchage des corps de deux enfants noyés au large de Zarzis    Aéroports Tunisiens : Vers une capacité de 35 millions de passagers d'ici 2035    Prix de l'or au 20 Mai 2024 : Informations essentielles sur les prix de l'or en Euro, Dollar et Livre Sterling    Erreurs de gestion, faux diplômes, insubordination : les fonctionnaires dans le viseur du pouvoir    Préparatifs au plus haut niveau pour le retour des Tunisiens résidant à l'étranger    Israël-Hamas : Amal Clooney a oeuvré pour l'émission des mandats d'arrêt de la CPI    Aujourd'hui, ouverture du 1er forum de la formation professionnelle : Le forum, et après ?    Ambassade du Canada : Lancement courant juin des Journées Mobilité Canada 2024    Bizerte : Coup d'envoi du recensement général de la population    Daily brief national du 21 mai 2024: Kais Saied initie une révision cruciale de l'article 96    Décès de la militante Naama Nsiri    En vidéo : des familles se réjouissent de l'arrivée de leurs enfants en Italie    IRAN : Début des cérémonies funèbres en hommage au président Ebrahim Raïssi    Décès tragique du président iranien : Enquête ouverte pour déterminer les causes de l'accident, politiquement, rien ne devrait changer    Ridha Zahrouni : la violence témoigne de l'échec du système éducatif !    Commerce extérieur: Les 20 pays avec lesquels la Tunisie est déficitaire et excédentaire    Groupement Professionnel des Energies Renouvelables de la Conect : La transition énergétique, levier de croissance et de création de richesse    Le CA est d'attaque : Pousser à l'action    EST – Sorti sur une civière samedi : Ben Hmida récupérable !    Mungi Bawendi, lauréat du Prix Nobel de Chimie 2023, invité de l'Université de Tunis El Manar    «Al Massafa Sifr», la dernière pièce de Ali Bennour et sa troupe estudiantine, ce samedi 25 mai au Rio : Un nouvel espace de dialogue entre l'université et la culture    Tribune | Quel avenir pour la Cinémathèque tunisienne ?    L'acteur Ali Bennour à La Presse : «Je crois en l'importance et l'influence du théâtre universitaire»    Kais Saied renforce les mesures contre l'entrave au service public    Mondiaux paralympiques : Médaille d'or pour Yassine Guenichi    L'Espoir Sportif de Jerba s'arrête aux huitièmes : Un parcours honorable    Sotrapil propose un dividende de 1,3 dinar par action pour l'exercice 2023    Sfax, l'épopée de 1881    Météo : Ciel peu nuageux et températures en légère baisse    Près de 23 mille migrants irréguliers sur le sol tunisien, d'après le ministère de l'Intérieur    Biden défend Israël contre les accusations de génocide à Gaza    Comment est choisi le nom du plat tunisien « Nwasser » ?    Le 225ème anniversaire de la naissance d'Honoré de Balzac    Les Filles d'Olfa remporte trois prix lors de la 8e édition des Prix des Critiques pour les films arabes    Décès confirmé du président iranien Ebrahim Raïssi    Le président colombien réagit au tifo de l'Espérance sportive de Tunis    Ce samedi, l'accès aux sites, monuments et musées sera gratuit    







Merci d'avoir signalé!
Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.



Héraclite, ou le jeu du monde
Figures et concepts
Publié dans La Presse de Tunisie le 23 - 03 - 2012

On l'appelle l'obscur, parce que tel il se faisait appeler selon les témoignages qui nous sont parvenus en ce qui le concerne. Mais l'adjectif lui colle d'autant plus à la peau que les fragments que nous avons gardés de lui nous mettent bel et bien devant une matière difficile à déchiffrer : «L'origine et l'achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle» (frag. 103) ; «La foudre gouverne tout...» (frag. 64) ; «Le temps est un enfant qui joue au tric trac» (frag. 52)... Libre, à nous, du reste, de considérer que cet homme était un personnage fantasque, sujet à une forme de délire. Certes, on le disait de tempérament mélancolique mais les Grecs, ses contemporains, n'ont jamais douté de son autorité dans les choses de la pensée. Or on peut les créditer d'un certain flair dans ce domaine.
Héraclite, en réalité, n'est pas seulement un penseur à prendre au sérieux, c'est un penseur majeur dont le rôle a été déterminant dans la genèse de la philosophie et dont l'écho demeurera fort auprès de penseurs tardifs comme Hegel ou Nietzsche. A l'instar de Thalès, que nous avons eu l'occasion d'évoquer précédemment, c'est un Ionien. Rappelons ici que la formation en Grèce ancienne d'une pensée qui s'émancipe de la mythologie et affirme son autonomie en tant qu'instance de vérité est un phénomène qui aura lieu à la marge du monde grec, et non pas du tout en son centre : d'abord en Ionie, puis en Sicile ainsi que dans le sud de l'Italie, appelée à cette époque la «Grande Grèce» et, seulement après cela, à Athènes. L'Ionie correspond à la partie orientale de la Grèce. D'une superficie qui n'est guère plus importante que notre Cap Bon, elle représente une bande de terre ouverte sur la mer Egée mais du côté asiatique, dans l'actuelle Turquie, et plus précisément aux environs de la ville d'Izmir. Il faut également savoir que les événements dont nous parlons nous ramènent à une époque où cette partie de la Grèce était sous occupation perse. L'empire achéménide étendait à vrai dire sa domination sur tout l'orient de la Méditerranée, y compris sur l'Egypte des Pharaons, mais aussi sur la Mésopotamie et, bien sûr, la Phénicie... Carthage même, qui échappait à l'emprise coloniale, avait le souci de ménager ses relations avec cette puissance... Nous sommes donc à quelque 500 ans avant l'ère chrétienne : une période de l'histoire où il n'y a donc ni islam ni christianisme, où le monothéisme juif n'est qu'une vague intuition dans la tête de quelques-uns, qu'un prophète surgit de temps à autre pour défendre. La Grèce elle-même est un monde qui émerge à peine sur l'échiquier des puissances : que pèse-telle face à la Perse ? Quelle est sa gloire devant l'Egypte ou la Mésopotamie ? Quel est son génie comparée à la Phénicie, et à sa fille Carthage qui étend ses tentacules maritimes sur tout l'occident de la Méditerranée ? A ce moment, la Grèce n'est qu'une sorte de banlieue du monde... Mais c'est une banlieue qui ne se soumet pas, et qui découvre que l'épreuve de la domination ne fait que révéler son pouvoir de résistance : il y a un génie grec et il n'est pas soluble dans les grands empires !
Une sobriété fille de l'ébriété
Les premiers penseurs grecs, qu'on appelle présocratiques, sont interpellés par cet événement : quelque chose résiste ! Aujourd'hui, quiconque jette un coup d'œil sur une carte et se représente ce qu'était autrefois la Grèce se rend compte que c'était une multitude de cités en grande partie côtières, dont beaucoup étaient insulaires, et que cette disposition favorisait, à n'en pas douter, une culture à la fois de l'autonomie et de l'échange commercial : culture qui est synonyme d'éveil de l'esprit et de sagacité. Toutefois, qu'est-ce qui a fait que cette dissémination territoriale, ce morcellement et le jeu des rivalités politico-économiques n'a pas été pur et simple éparpillement : en quoi réside le ciment qui a maintenu ensemble ce peuple ? Si la cuvette égéenne a très certainement créé les conditions de cette étrange cohésion, elle n'en est pas le secret...
Dans l'esprit des Grecs de l'époque, une réponse s'imposait : ce qui fait le génie du peuple grec, c'est sa langue ! C'est sa capacité à dire le monde mieux que ne le font les autres langues qui, du reste, sont qualifiées par eux de langues barbares ! Ce qui fait le génie des Grecs, c'est que la langue a donné Homère et Hésiode, qu'elle a enfanté leur poésie ! Or les penseurs ioniens sont ces Grecs qui, rompant cette belle unanimité, vont prendre la parole et déclarer à la face des autres : «Non, la poésie n'explique pas à elle seule le génie grec: il y a autre chose ! » Mais quelle est cette autre chose? Quelle est-elle, étant entendu que pour ces penseurs tout se joue malgré tout dans la langue grecque ?
La cosmogonie d'Hésiode raconte qu'au tout début de la naissance du monde, le ciel, Ouranos, se cachait dans les entrailles de Gaïa, la Terre : c'est en sortant d'elle qu'il surgit dans toute la plénitude de sa hauteur. Il en est de même ici : de la poésie en quoi résonne la beauté de la langue grecque surgit quelque chose qui est d'elle mais qui n'est pas exactement elle... De l'ébriété de cette parole ailée se détache la sobriété d'une parole mesurée, dont le souci de la vérité a ses propres exigences. Une parole qui, justement, ne veut plus s'accommoder de ce que raconte la mythologie sur l'origine du monde... Et c'est parce que cette parole qui a part à la poésie sans être de la poésie loge dès le départ dans la langue grecque que ceux qui ont cette langue en partage ont le pressentiment de leur noble rang. Mais, désormais, le penseur est celui qui se fait l'écho de cette parole, de ce Logos comme dit Héraclite : il en est le porte-drapeau, en toute sérénité, malgré le choc des armes et la violence du combat... Oui, car la domination perse des cités ioniennes sera marquée par des insurrections et des répressions dévastatrices. En – 498, la ville de Milet est ravagée... Puis viendront les Guerres médiques, dont l'issue sera heureuse pour les Grecs mais qui aura son lot de souffrances, de part et d'autre.
Insaisissable comme le feu
Est-ce parce qu'il a vécu dans le feu de la guerre que, à l'écoute du Logos, Héraclite évoque le feu pour dire l'origine du monde ? «Ce monde, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure (frag. 30)... N'oublions pas que la parole du penseur, même si elle rappelle fièrement sa démarche et sa prestance propres, ne renie pas, ni sa filiation ni son cousinage par rapport à la parole poétique. Aussi, la critique d'Aristote disant que les physiologues qui nous parlent de feu, comme Héraclite, d'eau ou d'air comme font Thalès ou Anaximène, confondent la cause avec ce qui correspond à l'un seulement de ses sens possibles, à savoir la cause matérielle, cette critique ne saisit pas l'essentiel. Le feu d'Héraclite échappe au registre de la cause matérielle, et même de la cause tout court. Dans le mot résonne la violence de la foudre dont Zeus frappe tous ceux qui menacent l'ordre cosmique, autant que celle du cœur d'Eros qui anime toute fécondation et toute création dans l'univers. Le feu dit encore la danse des flammes qui échappent à toute détermination, le jeu en vertu de quoi la nature « aime à se cacher »... En vertu de quoi, donc, tout ce qui peut être dit de l'essence ou de l'origine de l'être est et n'est pas : en lui s'abolit le principe de non-contradiction ! Car le Logos ne se laisse pas enserrer par la pensée humaine : comme le feu, il est insaisissable et brûlant... Toutefois, même pour le feu, il conviendrait de dire qu'il est le monde et qu'il n'est pas le monde.
Danse avec la poésie
La réponse d'Héraclite au génie de la culture grecque, tel qu'il se révèle dans l'épreuve de l'adversité, c'est qu'il est bien vrai que la langue constitue le foyer de la résistance et, de ce point de vue, la poésie, à travers ses productions mythologiques, représente elle-même un contrefort... Mais ce qui fait précisément que la mythologie joue ce rôle, c'est que quelque chose est en elle qui n'est pas elle : ce que les penseurs avant Héraclite, à partir de Thalès, ont compris. Pour eux, il y a bien, au sein de la pensée poétique, un rapport d'altérité au regard d'une pensée qui recueille, et en laquelle sonne la vérité du monde.
Héraclite va dans leur sens en convoquant le mot « feu » pour évoquer cette vérité. Mais il fait plus que cela: par ce mot, il renvoie à un espace d'insaisissabilité qui fait que la pensée interrogée, si elle s'affirme comme l'autre de la pensée poétique, s'affirme aussi comme l'autre de l'autre, c'est-à-dire le même : la pensée fait ainsi retour vers la poésie, dans un mouvement par lequel elle ne renonce pourtant pas à son altérité...
La pensée est jeu, et c'est seulement ainsi qu'elle s'accorde au jeu du monde... Ainsi aussi qu'elle proclame le vrai génie grec !


Cliquez ici pour lire l'article depuis sa source.