Par Amin Ben Khaled Le titre n'est pas provocateur, il est juste réaliste. Car, juridiquement, il paraît que nous sommes encore à la date du 26 janvier 1978. Comment est-ce possible surtout que le droit, cette science rationnelle et jamais fantaisiste, “ne plaisante pas” et ne peut en aucun cas remonter le temps ? Il est vrai que pour certaines âmes lyriques, hégéliennes ou transhistoriques, l'idée d'un 26 janvier 1978 qui demeure depuis des décennies est imaginable surtout après les malheureux événements survenus le 9 avril dernier sur l'avenue Bourguiba (que beaucoup qualifient déjà de « lundi noir »). Mais pour les juristes et les techniciens du droit, une telle affirmation est hérétique ou du moins absurde. Ainsi l'homme (ou la femme) de droit diront que nous avons fait la Révolution, que nous avons engagé une transition démocratique avec une Constituante à la fois légitime et légale et que nous nous apprêtons à organiser d'ici quelques mois des élections présidentielles et législatives sous l'égide d'une nouvelle Constitution garantissant les droits et les libertés de chaque citoyen. Nous sommes au XXIe siècle et nous sommes donc bien loin du 26 janvier 1978 qui demeure un mauvais souvenir, surtout pour les moins jeunes, et qui tout au plus constitue une matière à réflexion pour les spécialistes de l'histoire contemporaine de la Tunisie. Et pourtant, juridiquement, nous serions encore à la date du 26 janvier 1978, à la date de cette journée fatidique qui a coûté la vie à des centaines de Tunisiens à cause d'un décret présidentiel promulgué par Bourguiba et qui a été appliqué à la lettre par un certain ... Ben Ali, alors directeur de la sûreté nationale. Ce décret réglemetant l'état d'urgence a été « réhabilité » le 14 janvier 2011 juste avant la fuite de l'ex-président. Il constitue le dernier acte juridique entrepris par ce dernier. Ce décret a fait l'objet de maintes prorogations de sorte que l'état d'urgence demeure toujours en vigueur. Et récemment, il vient d'être prorogé par le président de la République provisoire, Moncef Marzouki, jusqu'à la fin du mois d'avril 2012 et personne ne sait si une nouvelle prorogation n'interviendra pas d'ici là. Ce décret, pris par Bourguiba le 26 janvier 1978, constitue la négation même de la démocratie et ce pour les raisons suivantes. Tout d'abord, il donne des pouvoirs absolus (pour ne pas dire staliniens) au ministre de l'Intérieur (ainsi qu'aux gouverneurs) : il leur permet d'assigner quiconque à domicile, de perquisitionner n'importe quelle demeure privée, de prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales. De même, il leur permet d'ordonner la fermeture des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion et d'interdire n'importe quelle réunion de nature à provoquer ou entretenir le désordre. Ce qui est plus grave c'est que ce décret «stalinien» est contraire à la loi n°2011-06 du 16 décembre 2011 réglementant les pouvoirs publics temporaires. Car ladite loi (plus connue sous le nom de “Petite Constitution”) déclare, noir sur blanc, que tout texte juridique antérieur qui se trouve en contradiction avec elle n'est plus applicable. Or le décret présidentiel organisant l'état d'urgence se trouve aux antipodes du préambule de notre “Petite Constitution”, préambule qui réaffirme l'attachement des pouvoirs actuels aux principes des droits de l'Homme et aux buts de la Révolution tunisienne, Révolution qui a consacré plus que tout autre droit, celui de s'exprimer, de se réunir et de manifester librement. Ainsi, et tant que ce décret antidémocratique — pris à l'époque dans une folie bourguibienne et appliqué dans ses moindres détails avec la froideur et le cynisme d'un Ben Ali — demeure en vigueur, nous serions encore et toujours, juridiquement, à la date du 26 janvier 1978. Aujourd'hui, ce décret qui actualise le 26 janvier 1978, demeurera comme une épée de Damoclès sur la tête des Tunisiens les condamnant à vivre la possibilité d'un “jeudi noir” à n'importe quel moment. Au final, il est urgent que la Constituante, qui est la plus haute instance légitime du pays, s'attelle, dès aujourd'hui, à revoir ce texte dangereux qui menace, à tout moment, la délicate transition démocratique, ou plutôt, la transition vers la démocratie. D'ailleurs, on se demandera pourquoi les élus qui sont allés rencontrer le ministre de l'Intérieur n'ont-ils pas proposé un projet de loi visant à abroger le décret bourguibien et le remplacer par une loi qui allie à la fois le besoin de sécurité collective et la nécessité de respecter les libertés publiques et individuelles. Ne faut-il pas rompre avec les mauvaises pratiques despotiques du passé qui nous emprisonnent dans un 26 janvier permanent ?