Une femme s'occupe à faire bouillir des pois chiches; ceux-ci protestent : «Pourquoi nous soumettre à l'épreuve du feu? — Ce n'est pas par méchanceté que je le fais, répond la femme, mais pour vous donner du goût, pour servir d'aliment à la vie. La miséricorde de Dieu précède sa colère; de là provient l'existence; assimilés au corps, vous trouverez par là une vie nouvelle — Du moment qu'il en est ainsi, répondent les pois chiche, nous consentons à bouillir; vous êtes comme un architecte; retournez-nous avec la cuillère, cela nous est très agréable. — Comme vous, dit la dame, j'étais auparavant une parcelle de la terre; j'ai longtemps bouilli dans cette marmite qu'est le corps; je suis ensuite devenue un pur esprit. » Pour des milliers de pauvres hères, le fruit de la miséricorde divine s'est de tout temps identifié à ce bouillon de pois chiches, bourratif et bon marché: le lablâbî. Une dénomination d'origine inconnue, probablement issue d'un étrange idéophone simulant le lapement bruyant d'une soupe avalée à la va-vite, ou le claquement labial d'un commerçant cherchant à s'attirer le chaland. Son principal constituant est le pois chiche. Natif de la Méditerranée orientale, ce dernier a connu une progression géographique tous azimuts et sa contribution à la convivialité remonte à la très haute Antiquité. Adopté par toutes les cultures de la région, il était accommodé de mille et une façons. Il continue d'ailleurs à être consommé grillé, frit, en amuse-gueule, en entrée, en raviolis, en panade, en salades, en purées, tel le homous d'Orient arrosée d'un filet d'huile d'olive, en soupe, dans la célèbre harîra marocaine, ou en pâtisserie dans la confection de l'illustre bâtonnet de ghraïba. En période de pénurie ou de cherté, on le mélangeait torréfié au café pur qu'il rendait à profusion sans en altérer le goût. Pourtant, malgré ses indéniables qualités, des images peu reluisantes lui sont restées attachées, renvoyant à la frugalité, à la simplicité et surtout à la pauvreté. Son statut culinaire n'a jamais cessé en effet de déterminer des valeurs ambivalentes : il est soit glorifié, lorsqu'il se mêle à la cuisine raffinée où il est utilisé comme appoint dans les couscous, dans certains plats de pâtes, ainsi que dans de nombreux ragoûts de mouton; soit synonyme de chicheté et d'indigence lorsqu'il est le composant principal du plat. Certaines images dévalorisantes lui collent à la peau faisant de lui un piètre ersatz comparé aux noisettes et aux pistaches. Un dicton tunisien n'évoque-t-il pas l'image du mélange des pois chiches et des raisins secs, homs wa zbîb, pour dénoncer une promiscuité intolérable et la transgression d'un ordre social établi? Retournons maintenant au lablâbî, rejeton d'une cuisine grossière qu'aucune maîtresse de maison qui se respecte ne daignerait préparer ni servir, car ce plat n'a pas sa place dans l'univers familial étant l'expression de désirs gustatifs et commensaux qui favorisent d'abord l'individualisation de l'acte alimentaire. Plat de rue il est, plat de rue il reste, c'est-à-dire méprisée et dénigré par la cuisine bourgeoise pour des raisons de diététique, d'hygiène et de statut social. D'une simplicité extrême, le lablâbî n'est ni plus ni moins qu'un plat de récupération de pain rassis découpé en petits morceaux, arrosé de bouillon de pois chiches et servi avec une cuillérée d'harissa, un filet d'huile d'olive, une large rasade de cumin et un quartier de citron. Simplicité trompeuse cependant car la cuisson doit obéir à certaines règles : faire passer les pois chiches au crible pour en éliminer les verts ou noirs, les rincer et les mettre à tremper dans au moins deux fois leur volume d'eau froide. La plupart des recettes recommandent de les égoutter le lendemain. Erreur fatale. Il faut, au contraire, les porter à ébullition dans leur eau de trempage, les écumer, puis laisser frémir à feux doux jusqu'à ce qu'ils soient bien tendres, suffisamment pour s'effacer plus tard dans la bouillie. Une préparation des plus sommaires à laquelle seul l'assaisonnement confère sa qualité gustative. Le pois chiche étant pauvre en acide aminé, des carences pourraient en découler s'il devait être la seule source de protéine. Il suffit alors, dans le même plat, de lui associer des protéines animales pour que celles du grain deviennent pleinement assimilables. Cette complémentarité, les cuisiniers d'autrefois en avaient empiriquement dégagé les règles en lui associant la hergma, bouillon de pied de veau coupé en morceaux, transformant du coup un modeste plat en un repas complet. Réfractaire à toute récupération industrielle, le lablâbî devait rester le plat du pauvre par excellence, mais, parce qu'il fait l'objet aujourd'hui d'un engouement bourgeois, certains n'hésitent pas à l'enrichir d'œufs ou de thon. Inqualifiable hérésie !