Par Soufiane BEN FARHAT Les évolutions du Printemps arabe sous divers cieux autorisent une interrogation profonde. Encore une fois, le syndrome de la confiscation des révolutions menace. En fait, au-delà des éléments actuels et factuels, l'histoire arabe récente témoigne de la véracité des risques et périls. Dès le début du XXe siècle, le monde arabe avait connu des mouvements de libération nationale spécifiques. Des élites nouvelles avaient investi la place et sollicité le peuple. Celui-ci s'était engagé, corps et âme, armes et bagages, dans d'âpres luttes. Et les luttes s'étaient soldées par la libération du joug colonial. Qu'à cela ne tienne. Des bureaucraties, des régimes autoritaires et dictatoriaux, des dirigeants mafieux se sont emparés du pouvoir. L'ont accaparé, ont détourné le fleuve à leur profit ou au service de la nouvelle oligarchie régnante. Ce schéma s'est vérifié sous divers cieux. Au Maghreb, en Afrique du Nord et en Asie arabe. Sous divers labels et appellations politiques et idéologiques aussi : libéraux, socialistes, nationalistes, unionistes, baâthistes, islamistes, démocratiques populaires, etc. A telle enseigne que, dans la bourse mondiale des idéologies et des bannières de ralliement, le monde arabe est devenu maître. Aujourd'hui, la donne a changé. Désabusés, humiliés, meurtris, les peuples arabes sont encore montés à l'assaut des citadelles de l'injustice. Cela a commencé avec la révolution tunisienne et s'est propagé depuis, comme feu de brousse, en Egypte, Syrie, Yémen, Bahreïn et dans bien d'autres contrées encore. Or, cela n'a guère laissé de marbre les grands manitous de la manipulation et de l'instrumentalisation. Ils se sont avisés, eux aussi, de détourner le fleuve à leur profit. Par mesure d'endiguement de la lave révolutionnaire, certes. Mais aussi dans le cadre de grands redéploiements stratégiques. Les Américains ont décelé dans ces révolutions des opportunités de réaliser, par d'autres moyens que ceux de Bush et des néoconservateurs, leur vieux rêve obsessionnel du Grand Moyen-Orient. Alors, va pour la mêlée universelle autour des pays arabes. Tout le monde, toutes les puissances, se sont mises à parodier le général de Gaulle: «Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais qu'au milieu de facteurs enchevêtrés, une partie essentielle s'y jouait. Il fallait donc en être» (Mémoires de guerre). Les enjeux stratégiques l'emportent depuis sur les évolutions intrinsèques des révolutions arabes. Les pétromonarchies du Golfe, tribalo-étatiques et intégristes, se sont avisées d'exporter leur prosélytisme religieux. Elles en ont les moyens, les ressources financières et les réseaux secrets et scabreux. Tel est le cas de la Tunisie, pays pionnier dans le mouvement de la Renaissance arabe, ayant eu la première Constitution dans le monde arabo-musulman en 1861. En 1905, le père fondateur du mouvement national, Abdelaziz Thaâlbi, publiait, en français, un livre intitulé L'Esprit libéral du Coran. Un cas unique jusqu'à aujourd'hui dans la littérature politique arabe et musulmane. Et il y a vingt-cinq siècles, Aristote citait avec admiration dans son célèbre ouvrage La Politique la Constitution de Carthage. Il la considérait la meilleure et la plus démocratique des centaines de constitutions qu'il avait étudiées de près. Et la Tunisie se retrouve aujourd'hui convoitée par des tribus avec bannière et structures politiques semi-féodales, créées de toutes pièces dans les années 70 du XXe siècle. Plus de trois millénaires d'histoire glorieuse convoités par trente ans et des poussières d'existence. La grandeur de la révolution tunisienne tient en ce qu'elle est paradigmatique. Elle est fondée d'emblée sur les valeurs de liberté, de dignité et d'individus dans un monde soumis traditionnellement aux impératifs de justice, de totalité et de groupe. Elle constitue, initialement, une rupture dans la sphère cognitive, émotionnelle et de la praxis politique arabe. Or, on s'avise de l'instrumentaliser à des fins religieuses fondamentalistes et réductrices. Même les lois libérales datant de la monarchie beylicale ou de la République civile au lendemain de l'Indépendance sont remises en cause. Ces lois ayant trait au statut personnel, à l'instruction, à l'enseignement supérieur sont pourtant considérées comme uniques dans le monde arabe. Aujourd'hui, l'esprit revanchard de protagonistes internes et extérieurs menace de fond en comble la Maison Tunisie. Avec l'étrange assentiment de certaines élites au pouvoir se réclamant de la sphère des droits de l'Homme. Décidément, la politique mène à tout, à condition de mettre les principes en sourdine.