Par Salah DARGHOUTH * Si, en dépit des abus du despote déchu et de ses acolytes ainsi que de la machine infernale du parti corrompu mis à leur service, notre pays a pu réaliser les avancées économiques et sociales que l'on connaît, c'est surtout grâce aux compétences, à l'intégrité et à l'impartialité de nombreux cadres de la nation qui ont réussi à mettre leur sens du devoir au service de la nation sans se compromettre ni céder aux pressions du pouvoir. Par cadres, je fais plus particulièrement référence ici à la communauté des hauts responsables de la Fonction publique qui assument des tâches de direction et de gestion dans les divers domaines de développement du pays, qu'ils soient techniques, économiques, sociaux ou culturels. Il s'agit de celles et de ceux de nos compatriotes en position de responsabilité qui essayent d'accomplir leur tâche de façon professionnelle, objective et impartiale au sein des organes du gouvernement. Ce sont ceux qui parviennent à mettre les connaissances qu'ils ont acquises, le savoir qu'ils ont développé et l'expérience qu'ils ont accumulée au service du développement général du pays. Ce sont ceux qui ont la capacité de constituer, diriger, gérer et motiver des équipes multidisciplinaires en mesure d'identifier et d'analyser les problèmes, d'avancer des idées, d'intégrer les leçons apprises ou d'innover, de formuler des stratégies, de planifier, de comparer des alternatives, d'aider à la définition des priorités et au choix des orientations, ou de conseiller les meilleures solutions à la prise de décision... politique. Ce sont eux aussi qui aident à traduire de telles décisions en plans d'action et en projets concrets. Ce sont eux enfin qui s'assurent de la bonne exécution de ces projets et de leur concrétisation en résultats tangibles et palpables auprès des... populations concernées. C'est grâce à de tels cadres que les rouages de l'Etat ont pu garder le cap et éviter la faillite suite aux diverses crises économiques et sociales qui ont secoué l'histoire de notre pays depuis l'indépendance. Si on regarde cette histoire de près, on se rend compte que c'est la compétence et le dévouement de cadres réputés pour leurs solides compétences dans leurs domaines d'affectation, leur intégrité et leur indépendance d'esprit que notre pays a fait les plus grandes avancées, et ce, malgré le poids insoutenable de la machine d'un régime pourri. Sans les citer nommément, c'est quand des cadres de cette trempe étaient en nombre suffisant et sont restés suffisamment longtemps à leur poste au sein des ministères des Finances et de l'Economie et de la Banque Centrale que le pays a réussi à maintenir sa stabilité macroéconomique, tout en menant les difficiles ajustements structurels et sectoriels qui s'imposaient. C'est quand des cadres de ce niveau étaient en place au ministère du Plan et du Développement que le pays a pu réaliser les meilleures performances en matière de développement économique et social. Ce sont également de tels cadres qui, au ministère de l'Agriculture, ont permis à la Tunisie de se doter d'un ensemble de législations, de plans directeurs, d'infrastructures de mobilisation, de régulation, d'affectation et de gestion des eaux et, plus récemment, d'économie d'eau d'irrigation, uniques dans les pays en développement du monde arabe et de l'Afrique. C'est aussi grâce aux générations successives de cadres dirigeants brillants, issus notamment des grandes écoles et universités, que la Tunisie est parvenue à se placer dans le peloton de tête des pays en développement en matière, par exemple, de génération, de distribution et d'accès à l'électricité et au gaz, d'alimentation en eau potable urbaine et rurale et d'assainissement, au service du plus grand nombre. Plus récemment encore, et depuis la révolution de janvier 2011, c'est grâce aux hautes compétences et à l'impartialité des cadres de notre Armée nationale républicaine que la Tunisie n'a pas sombré dans la violence et le terrorisme. C'est également grâce à l'expertise, la crédibilité nationale et internationale et l'indépendance de la prise de décision du leadership actuel de la Banque centrale que notre pays a pu éviter la faillite du secteur bancaire et du marché financier, et ce, malgré le retrait de l'équivalent de plusieurs centaines de millions de dollars de dépôts de banque dans les premiers mois suivant la révolution. Non seulement, les cadres de cette institution ont pratiqué en toute neutralité le mode de gestion monétaire prudente et flexible qui s'impose dans de telles circonstances, mais ils ont pu intervenir de façon salutaire quand la situation l'exigeait pour aider à surmonter la crise de tarissement des caisses des régions, suite à la destitution des cadres régionaux du régime déchu et la dissolution des conseils municipaux et communaux partout à travers le pays. Malheureusement, toutefois, après de longues années passées à subir le poids de plus en plus insupportable d'un régime aussi tyrannique, les fondations de notre administration commençaient à se désagréger. La peur commençait à s'installer. Découragés et désabusés, certains de nos cadres commençaient à opter pour la tactique du silence ou même du désengagement. Certains autres, moins valeureux, se sont laissé charrier par la vague montante de la corruption, comme l'attestent les dossiers d'accusation en cours de traitement contre certains d'entre eux. En matière de fonctionnement interne des structures, l'esprit d'équipe commençait à s'amenuiser, le mode de travail en «silos fermés» à se développer, la consultation des populations bénéficiaires à être manipulée et détournée et la langue de bois à se généraliser sous le poids de la menace croissante des instructions du palais, et de la grotesque prolifération des «projets présidentiels» dans une ambiance de campagne électorale quasi ininterrompue. Même la participation aux forums scientifiques et techniques régionaux et internationaux faisait l'objet d'un contrôle bureaucratique top-down strict, privant une grande majorité de nos cadres de la possibilité de s'ouvrir sur l'extérieur, d'intégrer des réseaux professionnels, de développer leurs talents, d'affiner leurs connaissances et d'élargir leur expérience comme il se doit. Certains de nos meilleurs cadres commençaient à déserter l'administration et les plus brillants de nos jeunes diplômés à s'en détourner, préférant le secteur privé, lui-même de plus en plus étranglé par la même mainmise du régime corrompu. Aujourd'hui, même si la chape de plomb a été levée, la situation ne s'est malheureusement pas améliorée. Loin de là. En plus des séquelles encore profondes sur les institutions, les procédures et les attitudes, nos cadres sont confrontés à une nouvelle catégorie de problèmes: baisse de la productivité, relâchement de la discipline, déliquescence du sens de l'autorité, blocage des systèmes de contrôle interne et externe, absentéisme, etc. En outre, nos cadres se trouvent en quelque sorte pris «entre le marteau et l'enclume». D'un côté, ils sont de plus en plus exposés à la prolifération des revendications justifiées et non justifiées et des promesses politiques parfois irréalistes. De l'autre côté, et en raison de la crise budgétaire, ils disposent de moyens loin d'être suffisants pour la satisfaction de ces demandes et promesses. En même temps, pour bien accomplir leur tâche, ils se doivent de continuer à respecter les règles de déontologie concernant l'affectation optimale des ressources, l'établissement des priorités, l'échelonnement des interventions entre le court, moyen et long terme, le ciblage des plus nécessiteux, la justification économique et l'évaluation de l'impact environnemental. La situation ne pourra que s'aggraver si on ne revient pas sur la confusion institutionnelle (conflit d'attributions, dilution des responsabilités, lourdeur de prise de décision, dispersion des ressources, complication de la coordination des interventions, etc.) causée par la récente multiplication atypique des départements ministériels et le non-respect de la règle d'or sur les compétences «techniques» minimales requises à la tête d'un certain nombre de ces ministères. Pour pouvoir affronter ces défis majeurs, et le temps que les diverses composantes de la réforme administrative proclamée soient conçues, discutées, décidées et mises en œuvre, il est de l'intérêt supérieur de notre pays que les pouvoirs publics parviennent rapidement à étoffer les structures de direction et de gestion de la Fonction publique en les dotant d'un corps minimum de cadres sélectionnés selon les critères les plus rigoureux de compétence, d'expérience et d'intégrité. Une telle mesure prioritaire devrait logiquement précéder ou au moins accompagner l'exécution du programme en cours de lancement pour la création de 25.000 postes supplémentaires dans le secteur public. Plus important encore, notre classe politique et à sa tête les élus du peuple sont appelés à veiller à ce que nos cadres soient libérés de toute pression politique et qu'il leur soit reconnu officiellement qu'ils peuvent assumer leurs responsabilités et remplir leurs fonctions en toute impartialité. Leur seul souci est de traiter les affaires, gérer les équipes, utiliser les moyens financiers limités disponibles et conseiller les décideurs politiques avec le sens le plus aigu du professionnalisme, de l'efficacité et de l'équité. La révolution ne pourra raisonnablement atteindre ses objectifs que si tous les acteurs de la Fonction publique et à leur tête ses cadres ne répondent en priorité qu'à une seule chose: se mettre au service de tous nos concitoyens sans distinction et en dehors de toute affiliation à un groupe ou un autre. Tout en continuant à appliquer la loi contre ceux qui ont effectivement abusé de leur pouvoir sous l'ancien régime, il est urgent de compter sur les cadres (à confirmer, promouvoir ou recruter) qui apportent la preuve qu'ils sont les plus compétents et les plus intègres pour occuper les plus hautes fonctions de l'Etat, de leur donner les moyens de travailler et de respecter leur neutralité tout en leur appliquant les règles déontologiques d'obligation de résultats.