Par Khaled TEBOURBI Piqués à vif, ulcérés même, nos confrères de la presse artistique, après que Kadhem Essaher les eut «plantés» net à la fin de son concert à «Carthage», refusant de les rencontrer, allant jusqu'à s'aider d'une cohorte de «bodyguards» et d'un service d'ordre étrangement pointilleux cette fois-ci, pour leur barrer tout accès aux coulisses. Nous comprenons, bien sûr, leur déception, voire leur colère. Mais la solidarité professionnelle ne nous empêchera pas de leur rappeler que si Kadhem Essaher les traite ainsi de haut, c'est un peu, beaucoup, parce qu'ils l'auront eux-mêmes cherché. Ne revenons pas sur les faveurs exorbitantes que nos médias concèdent depuis trois bonnes décennies maintenant aux «stars» du Machrêq. Nos propres publics et nos propres musiques en subissent encore les conséquences. Parlons simplement de la publicité massive et élogieuse qui a précédé ce seul récital de Kadhem Essaher. Elle ne se justifiait pas vraiment. D'abord parce que le chanteur n'en avait nul besoin. Sa popularité est bien assise en Tunisie et ses fans se comptent toujours par milliers. Ensuite et surtout parce que nos festivals, cette année, se sont clairement départis des budgets publicitaires. Pas de spots à la radio et à la télévision, pas de grosses affiches en ville, pas d'encadrés dans les journaux. Apparemment «un choix d'austérité», dont beaucoup de spectacles ont déjà pâti. Celui de Habbouba par exemple : l'amphithéâtre antique était à moitié vide. Ou encore (stupéfaction!) celui de Zied Gharsa à Bizerte où l'on n'a compté que deux petites centaines de spectateurs. Et d'autres, idem, dont Balti à «Hammamet». Sans compter les prochaines participations tunisiennes à «Carthage», privées de réclame elles aussi, il y a fort à parier qu'elles ne draineront pas grand monde. Pourquoi, dès lors, a-t-on fait exception pour Kadhem Essaher? Pourquoi cet empressement à l'ébruiter, lui, tout particulièrement? Pourquoi ces appels insistants sur les chaînes et les antennes, pour que le public se rende «en grand nombre» (c'étaient les propos utilisés!) à son concert? Jugements déformés On en a discuté, jeudi soir, avec des collègues. La plupart ont simplement évoqué «la qualité supérieure» de l'artiste irakien. «Supérieure»? En vertu de quoi au juste? D'une voix exceptionnelle? D'un chant consommé et érudit? D'un répertoire hors norme? Nous n'en voyons pas, honnêtement, chez Kadhem Essaher. Ni, du reste, chez toutes les stars actuelles du Machrêq. Ce que nous observons depuis des années, depuis que les géants d'Egypte, du Liban et de Syrie, en particulier, ont disparu ou se sont mis en retrait de la scène, ce sont, seulement, des chanteurs de moyenne pointure, des profils médiatiques et des physiques avenants que de puissants éditeurs et de gros magnats de satellitaires, lancent à coups de milliards sur le marché, sans égard aucun pour ce qu'ils valent vraiment comme voix ou comme talent musicien. Ce sont des chansons fabriquées sur le même moule creux et simpliste, destinées uniquement à exciter les écoutes au lieu de les conforter ou les enrichir. Ce que nous constatons au final, c'est que les critères d'évaluation des musiques et des voix se sont pratiquement inversés de nos jours. On crée des audiences avant de songer à créer des chansons et des chants. Et pour finir, on juge des chants et des chansons non pas pour ce qu'ils valent par eux-mêmes, mais en considération de leurs seules audiences. Le succès continental de Kadhem Essaher est plutôt de cet ordre-là. Il a été tellement bien entretenu, bien servi, par «la machine» des satellitaires et des éditeurs du Liban et du Golfe, qu'il a fini par déboucher sur une véritable méprise artistique et critique. L'unanimité qu'il rallie aujourd'hui, tant auprès des publics que des médias arabes, a brouillé, sinon déformé les jugements. Simplement dit: la popularité de Kadhem Essaher a «surdimensionné» le chant et les chansons de Kadhem Essaher. Alors que vocalement, musicalement, en écoutant bien, en y regardant attentivement, ce chant et ces chansons sont à des «distances lumière» de ce que proposaient «les icônes du siècle sonore», les Abdelhay, Abdelwahab, Kalthoum, Abdelmottaleb, Wadiee, Faïrouz et le dernier des géants, Abdelhalim Hafedh. Ces différences, pourtant énormes, pourtant claires et facilement palpables, sont, hélas, de moins en moins perçues. Par les publics arabes, passe encore, ces publics, on le sait, ne sont plus maîtres de leurs penchants ,de leurs goûts. Mais par la critique musicale et par les médias artistiques, il y a là de quoi nourrir des inquiétudes. Nous «décalons», en somme. Nous réagissons à la musique, aux chants et à la chanson quasiment avec la même spontanéité que le plus commun des auditeurs et des spectateurs. Nous nous faisons prendre comme lui... au jeu des réputations, aux apparences de la célébrité, pour rien ou pour si peu, nous élevons des «statues», nous crions au génie. Cela monte à la tête de certains artistes qui «n'en attendaient» peut-être pas autant. Et cela nous vaut des rebuffades, parfois. Comprenons-le bien!