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Tous despotes...quoique réformateurs
Les gouvernants de la Tunisie moderne et contemporaine (1837-1987)
Publié dans La Presse de Tunisie le 13 - 08 - 2012

La Tunisie a été l'un des premiers pays arabo-musulmans à moderniser ses institutions politiques, sociales et culturelles, dès le deuxième tiers du XIXe siècle. Cet effort, comparable par certains aspects, à celui fourni par Istanbul ,capitale de l'Empire ottoman, et par l'Egypte de Mohamed Ali à la même époque ,se poursuivit avec plus ou moins de réussite jusqu'à l'établissement du protectorat français en 1881.
Après la longue nuit coloniale et l'acquisition de l'indépendance, l'œuvre réformatrice se poursuivra tous azimuts sous la conduite du président Bourguiba et de ses compagnons, modernistes convaincus et fortement imprégnés des valeurs, devenues universelles, de la civilisation occidentale.
Si dans les domaines sociaux, culturels et économiques, de grands progrès furent réalisés pendant cette période d'un siècle et demi dans le domaine politique les résultats furent plus nuancés sinon décevants et les velléités libérales firent vite de s'évanouir devant les forces irrésistibles de la tradition, du despotisme et du pouvoir personnel .
Ahmed Bey ou le despotisme éclairé (1837-1855)
Ahmed Bey est assurément une figure attachante de l'histoire tunisienne, plus attachante peut-être que son aïeul : le célèbre Hammouda Pacha, le husseinite.
Ahmed Bey à qui échut le pouvoir en 1837, à l'âge de 31 ans, est considéré, à juste titre, comme l'initiateur de l'ère des réformes qui se proposaient d'engager la Régence dans la voie de la modernité et de la mettre au diapason des progrès réalisés dans la rive nord de la Méditerranée.
Esprit éveillé — selon Ben Dhiaf –,Ahmed Bey allia à une formation traditionnelle reçue des mains de cheikhs zeitouniens célèbres tels que Mohamed Siala et Ahmed Es-Sannan une ouverture sur l'Occident dont il voulait –peut-être sans grand discernement — transposer la grandeur et la puissance dans la petite Régence de Tunis.
Beaucoup de réformes dont certaines marqueront à jamais l'évolution ultérieure de la Tunisie furent menées avec succès par ce Bey dont le règne s'interrompit brutalement en 1855, alors qu'il n'avait que 49 ans.
La première grande réalisation que l'on peut mettre à l'actif d'Ahmed Bey est l'affermissement de l'entité géopolitique de la Tunisie en tant que royaume souverain, sans liens de vassalité réelle avec l'Empire ottoman .Pour ce faire, Ahmed Bey dota le pays d'une armée régulière constituée de nationaux et expurgée de l'élément turc jadis prépondérant .La dynastie s'enracina, ainsi délibérément, dans le pays et ne compta plus que sur ses forces militaires locales. Contrairement par exemple à la Régence d'Alger qui continua à recruter ses soldats en Orient. En 1854, Ahmed Bey envoya sa nouvelle armée, levée à grands frais, prendre part à la guerre de Crimée où étaient aussi engagés, contre les Russes, les Anglais et les Français. Acte quelque peu démesuré par rapport aux moyens de la Régence mais qui, dans l'esprit du Bey devait conférer à la Régence une stature internationale d'un côté et apaiser la fureur des sultans d'Istanbul irrités par les velléités indépendantistes du bey de l'autre. Dans un message adressé aux troupes tunisiennes s'apprêtant à embarquer pour la Crimée, le Bey rappela aux soldats qu'ils ne doivent pas «oublier leur devoir à l'égard de leur patrie, terre de leurs pères et de leurs enfants ......ni perdre de vue qu'ils sont avant tout Tunisiens».
Pour mieux affirmer son indépendance politique, il multiplia les signes distinctifs de souveraineté comme l'usage généralisé du drapeau tunisien (qui est celui d'aujourd'hui) ; la réorganisation de la première décoration tunisienne – l'Iftikhar — conçue par son père; la création d'une nouvelle décoration –nichan ad-Dam-réservée aux membres de la famille husseinite et offerte parfois aux chefs d'Etat étrangers...
Voulant achever le processus de déturquisation du régime, il rapprocha à lui les populations «arabes», y compris les tribus semi-nomades de l'intérieur dont les notables furent élevés à des postes dont ils n'ont jamais rêvé selon Ben Dhiaf.
Ahmed Bey ira jusqu'à marier sa sœur à un Tunisien de souche, rompant ainsi avec la tradition de ses ancêtres qui ne mariaient leurs filles qu'à des mamlouks «pour remonter le moral des autochtones et encourager les plus méritants d'entre eux», expliqua-t-il à son entourage. Enfin ce bey fut le premier monarque tunisien à utiliser la langue arabe dans sa correspondance avec l'Empire ottoman, affirmant ne pas pouvoir apposer sa signature sur des textes dont il ne comprend pas le sens.
Hostile à toute discrimination entre les hommes fondée sur l'ascendance –«fût-elle hachémite», affirmait-il — ,il s'intéressa au sort des communautés minoritaires du royaume, notamment les Israélites et les Chrétiens .Les premiers étaient, au même titre que les Musulmans, sujets du Bey, même si leur statut était, conformément à la charia, celui de dhimmis vivant sous la protection des croyants. Le Bey leur manifesta une sollicitude si bienveillante qu'elle irrita les sentiments de ses sujets musulmans qui y virent une discrimination contraire aux préceptes du char' et une dhimma inversée .Notamment lorsque le souverain supprima la capitation (jizya) qui pesait sur les Juifs.
Sous Ahmed Bey, aussi, l'administration tunisienne grouillait de fonctionnaires juifs, notamment dans tout ce qui avait trait aux affaires financières et fiscales. Le Bey alla jusqu'à permettre aux plus élevés d'entre eux de porter la chéchia rouge lors des cérémonies officielles .Beaucoup de ses médecins personnels étaient de confession israélite tels que Giocomo Castelnuovo et Abramo Lumbroso.
Ahmed Bey fit aussi montre d'une grande tolérance à l'égard des Chrétiens établis dans la Régence d'une manière permanente ou temporaire .Il leur accorda de si grands privilèges qu'ils mirent la main sur les principales ressources de la Régence et provoquèrent la faillite de nombreux commerçants tunisiens. Ces mercantis étaient, de surcroît, sous la protection politico-militaire de leurs consuls qui, avec leurs tribunaux particuliers, constituaient des Etats dans l'Etat .La prospérité des affaires des Européens dont le nombre grandit, notamment à l'époque d'Ahmed Bey, était manifeste qui avait attiré l'attention de nombreux voyageurs comme Pellissier de Reynaud. Bientôt, ils eurent leurs écoles, leurs églises et leurs cimetières avec la bénédiction et l'appui empressé du bey. Si la chapelle Saint Louis à Carthage fut construite et inaugurée sous son règne, Ahmed Bey permit, en 1845, aux Chrétiens d'agrandir leur église de Bab B'har et les exonéra du loyer de cet établissement qui appartenait à l'Etat. A la même époque, le pape Grégoire XVI érigea la mission apostolique en vicariat. Cette sollicitude à l'égard des dhimmis, jugée excessive par les Musulmans, valut au Bey le surnom on ne peut plus significatif de « bey des Juifs et des Chrétiens » (bey lihoud wa n'sara).
Dans son élan humaniste, Ahmed Bey se pencha sur la situation d'une autre minorité : les esclaves.
Si l'asservissement des Blancs en Tunisie avait été aboli manu militari par les puissances européennes en 1816, celui des Noirs était encore en vigueur, non seulement dans le pays des beys mais dans plusieurs autres contrées du monde, y compris les Etats-Unis d'Amérique. En 1841,Ahmed Bey, par conviction personnelle plus que par soumission aux pressions britanniques, interdit la vente des esclaves sur tous les marchés de la Régence y compris celui de Tunis-souk el birka-dont il détruisit « l'infâme infrastructure». En 1842, le Bey décréta que tous ceux qui naissent en Tunisie sont «libres et ne peuvent faire l'objet d'aucun trafic». Quatre ans plus tard, en 1846, Ahmed Bey interdit définitivement l'esclavage, précédant ainsi de nombreux pays européens et américains. Les esclaves existants furent affranchis et des décrets de libération signés par le souverain leur furent délivrés.
L'abolition de l'esclavage, appuyée par les plus hautes autorités religieuses du pays, est attribuée par Ben Dhiaf à « l'attachement indiscutable du bey à la civilisation moderne... dont l'un des fondements, dit-il, est la liberté ». Jugement d'autant plus crédible que la suppression de l'esclavage ne répondait à aucune évolution socio-économique de la Régence qui eût exigé la libération de la main d'œuvre servile et son remplacement par le salariat par exemple. D'où les remous et les protestations qu'elle souleva chez certaines populations, habituées à posséder des esclaves, notamment dans le Sud.
Fort de sa décision qui lui conféra l'image d'un prince musulman éclairé, Ahmed Bey décide, en novembre 1846, de se rendre en France sur invitation du roi Louis Philippe dont les fils avaient séjourné en Tunisie en 1845.
A Paris, le Bey fut reçu en grande pompe et installé au palais de l'Elysée .Ce voyage qui est ,à notre connaissance, le premier déplacement d'un prince régnant musulman dans un pays non musulman est fort révélateur de la perception qu'avait désormais Ahmed Bey de l'Occident .Celui-ci n'est plus considéré comme une terre hostile — une dar harb — mais comme un monde évolué dont on doit s'inspirer et avec lequel on doit établir des liens d'amitié et de coopération. Vision nouvelle que l'élite religieuse de Tunis ne partageait point et critiquait parfois ouvertement.
Au cours de son séjour parisien, Ahmed Bey visita des institutions politiques, économiques et culturelles comme la Chambre des Députés, la Chambre des Pairs, le Conseil d'Etat, la manufacture de Sèvres, celle des Gobelins, l'Hôtel de la Monnaie, la Bibliothèque nationale et assista à plusieurs défilés militaires, son spectacle préféré. Le Bey devait aussi se rendre à Londres, mais lorsque les Affaires étrangères britanniques exigèrent que la présentation du bey à la reine Victoria devrait être faite par les soins de l'ambassade de la Porte à Londres, le Bey y vit une atteinte à son prestige, renonça au voyage et rentra au pays.
Aux lendemains de son voyage en France, le Xe bey husseinite renforça ses rapports de coopération avec Paris, notamment sur le plan militaire. Il acheta une grande quantité d'armes à la France et fit appel à de nombreux instructeurs français qui, pour certains, officièrent à l'Ecole Polytechnique que le Bey avait ,en 1840 ,organisée et installée au Bardo. Cet établissement enseignait naturellement l'art de la guerre mais aussi les sciences modernes comme les mathématiques, l'histoire et la topographie ainsi que les langues vivantes comme le français et l'italien. Autant dire que cette école constitue un tournant, une évolution qualitative dans l'histoire de l'enseignement en Tunisie, enseignement assuré jusque là par la vénérable mosquée de la Zeitouna. Sans être hostile à cette institution, Ahmed Bey était, peut-être, conscient de la sclérose et de la vanité de son enseignement tant au niveau du contenu que des méthodes pédagogiques. Pour ne pas bousculer les traditions, il se contenta en 1842 de donner à l'enseignement zeitounien une meilleure organisation et de doter l'institution d'une riche bibliothèque et de moyens financiers suffisants.
Ainsi donc, Ahmed Bey fut capable de réformes hardies témoignant d'un esprit ouvert, avant –gardiste, imprégné des Lumières alors en expansion en Europe. Ces réformes émanèrent de la seule volonté du bey. Elles ne répondaient pas à une quelconque pression de l'élite et encore moins à une revendication populaire.
Ahmed Bey était bien un réformateur solitaire. Qui plus est, son œuvre réformiste ne concerna pas le domaine politique et la manière d'exercer le pouvoir et de gérer la res publica. Sur ce plan, en effet, Ahmed bey demeura un monarque de pouvoir absolu, un autocrate oriental (malikan min moulouk el itlak comme disait Ben Dhiaf). Il refusa même d'introduire les réformes édictées par l'empire ottoman dans le cadre des Tanzimats du khatti chérif gulkhané, prétextant la «différence de pays et de coutumes ». En 1838,on le vit interdire le premier journal edité en Tunisie: il Giornale di Tunisi e di Carthagine. Mais le despotisme du Bey se révéla surtout dans le domaine fiscal où il soumit les populations à une exploitation abusive et sans pitié. A court d'argent, il répondait uniformément aux populations obérées et accablées d'impôts : «payez le lazzàm (c'est-à-dire le fermier d'impôts)». Le Bey resta sourd même aux critiques acerbes du cheikh Ibrahim Riahi auquel, pourtant, il vouait un grand respect, un culte. Lorsque ses conseillers lui signalèrent l'inutilité d'une «grande armée» dont l'entretien grevait lourdement le budget de l'Etat, Ahmed Bey contracta une grande colère et répondit qu'il préférait se donner la mort que de renoncer à ce projet puis «joignant le geste à la parole ,porta la main à son coup ».
Mohamed Bey, champion des droits de l'Homme ?
Malgré la brièveté de son règne (1855-1859), Mohamed Bey eut à introduire deux grandes réformes : l'institution de l'impôt de Li'ana, plus connu sous le nom de la mejba d'un côté et la promulgation du Pacte fondamental de l'autre.
La mejba fut établie en juin 1856. Elle devait se substituer à tous les autres impôts excepté l'achour sur les céréales et le Karoun des oliviers et des palmiers. Impôt de capitation auquel n'étaient astreints jusqu'au règne d'Ahmed Bey là que les dhimmis israélites, elle souleva des protestations et des révoltes dans de nombreuses régions dont le sud, le territoire de Béja et le Cap Bon. Bien qu'anti-canonique, cet impôt mit fin aux abus des gouverneurs de provinces et des percepteurs et fut considéré par les chroniqueurs de l'époque comme un «moindre mal», voire comme un « bienfait du Bey» (min hasanatihi).Mohamed Bayram V dit même «que la Oumma l'accueillit avec joie». On ne connaît pas, par contre, la réaction des Israélites qui, non exemptés de cette nouvelle charge, virent se rétablir contre eux la jizya supprimée par Ahmed Bey comme dit précédemment. En d'autres termes, tout le monde est devenu dhimmi, sous le règne de Mohamed Bey ! Les caisses de l'Etat se remplirent rapidement et le redressement financier sera complété par la dissolution de l'armée héritée d'Ahmed Bey et le tout fut couronné par la fameuse « circulaire sur l'agriculture » de décembre 1856 qui, en allégeant les charges pesant sur le paysan, eut les effets les plus heureux.
Le Pacte fondamental proclamé solennellement le 9 septembre 1857 est considéré par les historiens comme une charte des Droits de l'Homme, garantissant aux sujets du bey –indépendamment de leur race et de leur religion — sécurité, liberté de conscience et égalité devant la loi. Sans être totalement erronée, cette appréciation mérite néanmoins nuances et précisions : le Pacte fondamental est en fait un texte frelaté, composite qui, dans ses trois derniers articles, accorde aux Européens des droits exorbitants quant à la liberté de commerce et de propriété dans la Régence .Il livre le pays sans défense aux convoitises impérialistes et aux appétits aiguisés du capitalisme triomphant. L'évocation des droits de l'Homme n'était qu'un préambule aussi long que mystificateur. La supercherie n'avait, peut-être pas, échappé à Mohamed Bey qui montra beaucoup d'atermoiements avant d'accepter ce texte à lui imposé par les consuls et les escadres européens. Le prétexte invoqué par les Européens pour faire plier le bey est étriqué et grotesque : l'exécution par le monarque d'un Israélite tunisien qui,en état d'ivresse, insulta un musulman et la religion du prophète. Mohamed Bey ne fit, en fait, qu'appliquer-peut être avec une certaine sévérité — la loi charaïque alors en vigueur dans le pays (abstraction faite de tout jugement qu'on puisse émettre sur le degré d'équité offert par une telle législation).L'attitude du Bey paraît d'autant plus justifiée qu'il avait, quelques jours auparavant, fait exécuter un militaire musulman accusé d'avoir assassiné et spolié de ses biens un marchand israélite.
Cette immixtion des Européens dans les affaires de la Régence est pire que celle pratiquée par eux contre l'Empire ottoman, notamment dans ses provinces balkaniques où l'objectif était d'instaurer un protectorat religieux en faveur des Chrétiens, comme prélude au démembrement de l'«Homme malade » de l'Europe. Ici les Occidentaux volèrent au secours d'un israélite tunisien qui n'était même pas protégé européen !
Par ailleurs, les Juifs – les nantis sans doute — étaient devenus depuis Ahmed Bey, on l'a dit plus hant, les véritables maîtres du pays. C'est signalé dans beaucoup de récits de voyage, y compris ceux établis par des explorateurs européens de confession israélite comme le Roumain Benjamin II qui visita le pays en 1853.
Mohamed Bey mit-il en application les principes du Pacte fondamental, après sa promulgation ? Oui, pour tout ce qui concerne les droits de l'Homme et la suppression de toute ségrégation contre les Juifs. Ces derniers eurent même, quelque temps après, en 1858, le droit de porter la chéchia rouge. Ce qu'ils ne firent point d'ailleurs. Quoi qu'il en soit, toutes ces mesures furent jugées non-conformes à la chari'a par les oulémas traditionalistes qui émirent des fetwas rappelant au bey que les dhimmis doivent payer la jizya, s'abstenir de porter certains vêtements, de monter chevaux et mules, d'occuper la partie centrale de la voie lorsqu'ils circulent etc. Mohamed Bey fit la sourde oreille à ces appels d'un autre âge et, du reste, minoritaires.
Il ne se montra pas, par contre, aussi libéral lorsqu'il s'était agi de se conformer aux retombées politiques du Pacte fondamental. Au contraire. Ben Dhiaf nous rapporte que «Mohamed Bey continua à siéger dans son tribunal, comme si de rien n'était ». Le célèbre chroniqueur affirme que « le Bey croyait que l'importance du Pacte fondamental résidait dans sa seule promulgation». Prince quasi analphabète, Mohamed Bey avait une conception très conservatrice de son pouvoir, un pouvoir qu'il voulait personnel et sans limite, comparable à celui d'un prince des Mille et Une Nuits. Aussi, le vit-on construire de somptueux palais, comme celui du Burdo, abritant aujourd'hui le Musée national, édifier un harem que Jean Ganiage considère comme le plus nombreux après celui de Salomon, montrer un attachement quasi pathologique à la possession d'esclaves noires, fussent-elles mariées !
Cette politique se poursuivra-t-elle sous le règne de son successeur et frère Mohamed Sadok Bey qui monta sur le trône en 1859 ?
Mohamed Sadok Bey entre constitutionnalisme et absolutisme
Mohamed Sadok Bey est, peut-être, le monarque le plus honni de la dynastie husseinite. Et peut être aussi, le plus dénigré. La postérité n'a retenu de lui que l'image d'un monarque qui a mené le pays à la décadence et à la perte de souveraineté. Pourtant, de grandes réformes furent menées au cours de son règne qui s'étendit sue 23 ans, laps de temps qui n'est pas sans rappeler aux Tunisiens un « règne » beaucoup plus récent mais non moins néfaste !
Mohamed Sadok Bey débuta son règne par prêter serment de fidélité au Pacte Fondamental quelque peu écorné par le comportement irresponsable de son prédécesseur. Après la création de plusieurs commissions préparatoires, il promulgua la constitution de 1861, connue à l'époque, sous le nom de Qanoun eddawla. Ce texte dont les Tunisiens s'énorgueillissent à juste titre, jusqu'à nos jours a marqué la mémoire collective des Tunisiens, masses et élites confondues. Tant et si bien que le mot destour traversa les siècles et resta accolé aux principaux partis nationalistes pendant l'époque coloniale et même au-delà.
Pionnière dans le monde arabo-musulman, la constitution de 1861 limite notablement le pouvoir du Bey « responsable de tous ses actes devant le Conseil suprême »,assemblée qui, bien que constituée de ministres et de notables, peut être comparée à un parlement. La constitution va jusqu'à fixer avec précision la liste civile du Bey (1.200. 000 piastres/an) et les dotations accordées aux différents membres de la famille royale, des deux sexes.
Enfin, le texte ne fait aucunement mention de l'empire ottoman. La Tunisie est considérée comme un royaume souverain, dirigé par un « chef d'Etat...qui commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, signe la paix, fait les traités d'alliance et de commerce» (artic13).Ce chef d'Etat ne peut accéder au trône qu'après avoir prêté un serment l'engageant à «défendre l'intégrité du territoire tunisien et à ne rien faire qui soit contraire aux principes du Pacte fondamental» (artic9).
Ainsi donc, la constitution de 1861 représente un progrès significatif dans l'évolution juridico-politique de notre pays. Octroyée par le Bey et non revendiquée par les populations, elle bousculera bien des traditions et certaines franges populaires iront jusqu'à la contester, sous couvert de ne pas vouloir voir le souverain dépouillé de tout pouvoir.
Mais cette constitution fut-elle réellement appliquée ?En fait non, puisqu'on passa les années qui suivirent sa promulgation à mettre en place les nouveaux rouages prévus par ce texte et à expliquer aux populations récalcitrantes les bienfaits du nouveau régime. De même , la grave crise économico-financière dans laquelle s'empêtra le pouvoir central ainsi que la profonde misère sociale qui s'ensuivit n'étaient pas de nature à assurer un accueil favorable à des réformes aussi innovantes que coûteuses. Sadok Bey dut recourir aux expédients tels que la dévaluation monétaire, aux emprunts à l'étranger et à l'augmentation excessive des impôts.
Le douzième Bey husseinite qui, peut-être intérieurement, n'était pas favorable à la mise en application d'une constitution qui bridait sensiblement ses élans despotiques, prétexta la grande insurrection de 1864 dite « révolution de Ali Ben Ghedhahem » pour la suspendre sine die, alors que les insurgés n'avaient jamais formulé une telle revendication. D'ailleurs des termes comme Ahd-el-Aman, Qanoun ed-dawla...ne figurent dans aucun cahier de doléances des partisans de Ali Ben Ghedhahem.
Mohamed Bayram V dira même que ce que les révoltés demandaient c'était «une bonne application des réformes et non leur rejet».
Sur un autre plan, la suspension de la constitution de 1864 infirme la thèse souvent adoptée selon laquelle ce texte a été dicté au Bey par les puissances européennes soucieuses de défendre leurs intérêts dans la Régence. Si cela était le cas, Sadok Bey n'eût pas pu prendre une telle décision — c'est-à-dire suspendre la constitution — vu la faiblesse extrême de son régime et la rupture de ban qui s'était établie entre lui et les populations, notamment rurales. Les consuls étrangers eurent beau protester contre la décision beylicale, mais Sadok Bey campa sur ses positions .Le despotisme reprit alors sons cours, suivi d'une vague de répression sans précédent.
Ainsi donc, comme sous les règnes précédents, le réformisme politique échoua lamentablement, ouvrant la voie, derechef à l'arbitraire et aux abus du pouvoir personnel.
Néanmoins, le règne de Mohamed Sadok Bey enregistra des réformes importantes qui sont souvent perdues de vue, à cause, sans doute , de la lecture partisane que fera, plus tard, le régime bourguibien des règnes husseinites.
La plus importante de ces réformes est, incontestablement, après l'adoption de la constitution de 1861, la nomination de Khérédine à la tête du Premier ministère , en remplacement de Mustapha Khaznadar que certains croyaient inamovible.Khérédine ne mit pas seulement fin aux malversations et à la gabegie qui régnait dans la gestion des affaires du pays mais réalisa en trois ans et demi seulement un programme de réforme vaste et multiforme qui assura un véritable redressement de l'Etat et un essor économique dont toutes les populations ressentirent les bienfaits.Khérédine réorganisa l'administration centrale et régionale, mit fin à la concussion et au gaspillage, réorganisa les tribunaux, distribua les terres, allégea les impôts, créa l'administration des habous et le service des archives, etc.
Mais la principale réalisation est, à notre avis, la création, en 1875, du collège Sadiki qui connaîtra, ultérieurement, un grand essor et contribuera efficacement au relèvement culturel, voire politique de la Tunisie moderne et contemporaine. Visitant l'institution en 1878 — c'est-à-dire bien avant l'établissement du protectorat — le proviseur du lycée d'Alger fut frappé par le bon niveau des élèves, affirmant sans ambages que « les résultats obtenus au collège sont remarquables ». Le collège Sadiki se proposait de poursuivre, en l'améliorant, l'expérience de l'Ecole Polytechnique du Bardo qui fut fermée en 1868. On y enseignait les sciences modernes et les langues étrangères comme le français, l'italien et le turc, à coté des sciences islamiques et la langue arabe. L'établissement se proposait aussi de suppléer les carences de l'enseignement zeitounien dont l'anachronisme était manifeste qui avait attiré jusque l'attention avisée de certains cheikhs zeitouniens éclairés. Enfin, il est rarement dit que l'enseignement était gratuit au collège Sadiki, gratuit pour tous ses élèves dont le nombre était de 150 en 1875. Mieux : pour le tiers de ses élèves — ceux qui devaient venir obligatoirement de l'intérieur du pays — une prise en charge totale était assurée par l'établissement qui leur assurait ainsi nourriture, logement, habillement, etc. Sur un autre plan, l'installation du collège Sadiki dans un local indépendant de la Grande Mosquée témoigne de la volonté de Khérédine de soustraire l'enseignement à l'emprise de la religion. Donc gratuité et laïcité de l'enseignement. Voilà un programme qui ressemble étrangement à celui de Jules Ferry. Sauf qu'il lui est antérieur !
Le règne le Sadok Bey connut aussi d'autres réformes comme la création du Journal Officiel en 1860, connu alors sous le nom de Er-Ràid et-Tounsi.Edité par l'Imprimerie Officielle, créée à cet effet, Er-Ràid devint aussi une tribune ou s'exprimait l'élite du pays, contribuant ainsi à l'animation du paysage culturel et à l'édification d'une opinion publique plus ou moins politisée.
Sensible aux progrès technologiques de l'époque, mais soumis surtout aux pressions et aux appétits voraces des sociétés capitalistes qui voulaient prendre en concession les nouveaux projets envisagés par le gouvernement tunisien, Sadok Bey introduisit le télégraphe dans le pays en 1860 et l'éclairage au gaz dans certaines artères de la capitale. Il construisit aussi le premier chemin de fer, en 1874, celui reliant Tunis à La Marsa, via La Goulette .Il opposa, par contre, une fin de non-recevoir au fameux projet de Mer Intérieure, y voyant, à juste titre, une menace pour l'unité géographique du territoire tunisien.
Tous ces efforts ne suffisent évidemment pas à réhabiliter Mohamed Sadok Bey aux yeux de l'histoire qui ne retint de lui que l'image d'un monarque qui réprima avec férocité l'insurrection de 1864 et fit perdre à la Tunisie sa souveraineté et son indépendance politique en signant le traité du Bardo, le 12 mai 1881.
L'installation du protectorat français fit entrer le pays dans une nouvelle phase de son histoire, caractérisée, encore une fois, par l'introduction de nombreuses réformes économiques, politiques, culturelles et sociales. Celles-ci ont, certes, accéléré le processus de modernisation du pays engagé depuis Ahmed bey mais elles servirent presque exclusivement les intérêts de la colonisation et des Français installés en Tunisie.
Habib Bourguiba, le prestigieux leader nationaliste
Le régime de protectorat fut même pour les Tunisiens synonyme de spoliation, d'exploitation éhontée et d'humiliations multiformes. Comparé au régime des beys, le protectorat fut beaucoup plus despotique parce qu'omniprésent et beaucoup plus puissant. Il n'y eut presque pas de libertés politiques, si ce n'est quelques concessions ou des failles dans la législation que les nationalistes surent exploiter à bon escient pour constituer des partis politiques, des associations et des journaux de différentes tendances en vue de mener le combat contre l'inique régime colonial. La principale figure nationaliste est, bien entendu, à partir des années trente, Habib Bourguiba qui, auréolé d'un grand prestige et d'une légitimité historique peu contestée, sut mener, une fois porté au pouvoir en 1956, de hardies réformes qui distinguent, encore, la Tunisie des autres pays arabes et lui donnent quelques longueurs d'avance sur les nations appartenant à la même aire civilisationnelle qu'elle.
Ces réformes à la fois économiques, sociales, juridiques, culturelles et scolaires sont trop connues pour qu'il soit nécessaire de les rappeler ici. Seul le plan politique n'enregistra pas de progrès notables et resta en deçà des attentes placées dans un homme de si haute culture comme Bourguiba.
Le prestigieux leader nationaliste établit, avant comme après la promulgation de la constitution de 1959, un pouvoir personnel qui, à maintes reprises, foula aux pieds les libertés publiques et privées et fit perdre à la république jusqu'à son sens moral et politique premier. On peut cependant citer à sa décharge que jusqu'aux années soixante dix, des notions comme libertés politiques, pluralisme, droits de l'homme, etc. n'étaient pas à l'ordre du jour, y compris pour les élites qui, selon les tendances, reprochaient au régime bourguibien tantôt ses choix capitalistes et ses accointances avec l'Occident, tantôt son anti-arabisme ou encore ses orientations laïcisantes.
On ne sait pas trop si Bourguiba était intérieurement un vrai démocrate et s'il eut toléré l'existence d'une opposition forte s'il n'y avait pas eu le schisme yousséfiste et le complot de 1962 fomenté par des militaires ambitieux, des zeitouniens brimés et des fellaghas aigris. Toujours est-il que le régime devint de plus en plus autoritaire, jusqu'à prendre, à partir de 1964, une allure totalitaire et fascisante. Les effets funestes de cette dictature de l'Etat-parti seront cependant atténués par la réussite incontestable du régime dans les domaines de la santé, de l'emploi et de l'amélioration du niveau de vie. L'enseignement, généralisé et unifié, devint un ascenseur social pour des milliers de jeunes issus de milieux défavorisés et engendra une « révolution tranquille » qui eut exigé, dans d'autres contrées, des convulsions sanglantes. La législation fut modernisée dans un sens plus laïcisant que laïc de peur d'affronter de face des forces conservatrices qu'on savait encore puissantes et agissantes quoique muselées Mais grisé par ces succès et presque déifié par ses partisans et ses courtisans, Bourguiba se crut irremplaçable et ne vit pas fondre sur lui le naufrage de l'âge. Erreur fatale qui lui a valu une sortie sans gloire de la scène politique, alors que son combat contre le colonialisme et son œuvre à la tète de la Tunisie indépendante le prédestinaient à un meilleur sort.
Le vieil autocrate fut destitué par un médiocre condottiere qui, au despotisme politique, ajouta la perversion des valeurs et la corruption généralisée. Pourtant, certaines voix s'élèvent aujourd'hui qui lui trouvent quelques mérites et lui attribuent quelques réformes. Peut être s'agit-il de «pêcheurs en eau trouble » et d'«esprits mal tournés» hostiles au régime issu des élections du 23 octobre 2011 et jaloux de ses réalisations spectaculaire.
Au total, la Tunisie a vécu au cours des temps modernes et contemporains sous des régimes despotiques, des régimes capables parfois de grandes réformes économiques et sociales mais toujours réfractaires aux changements politiques profonds pouvant rompre avec la tradition et instaurer un Etat de citoyens et non de sujets. Le despotisme semble avoir trouvé en Tunisie une terre d'élection qu'il subjugue et asservit depuis des siècles.
Le pouvoir actuel, dirigé par la Nahdha et ses alliés, pourra-t-il soustraire la Tunisie à cette fatalité qui pèse sur elle comme une malédiction, rompre ce nœud gordien et inaugurer une nouvelle ère faite de liberté, d'équité et de justice ? Rien n'est moins sûr. Il est même à craindre que la Tunisie sombre dans une obsolète théocratie, régresse dans tous les domaines et tombe, pour ainsi dire, de Charybde en Scylla !


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