Par Hamma HANACHI Vendredi 31 août. Point de presse du syndicat des Métiers des Arts plastiques. Sujet : deux artistes convoqués par le juge d'instruction, Nadia Jelassi et Mohamed Ben Slama, deux noms connus notamment pour avoir exposé leurs œuvres au palais Al Abdellia en juin dernier. Salle comble, des journalistes, des galeristes, quelques artistes, des intellectuels et des universitaires, silence pesant, ambiance chargée d'interrogations. Mohamed Ben Slama est absent, en résidence d'artiste à Paris, devant le parterre attentif, Nadia Jelassi narre avec précision les péripéties de sa convocation, sa rencontre avec le juge, les questions - réponses. De ces dernières nous en retenons un passage, caractéristique de l'esprit de l'interrogatoire: «Quelle intention aviez-vous quand vous avez créé votre installation, pourquoi tenez-vous à provoquer les gens ?». Le comble ! Juger un citoyen, un artiste selon son intention, n'est pas autre chose que de l'inquisition. Torquemada n'aurait pas renié la méthode. L'interrogatoire aboutit à l'épreuve anthropométrique, l'artiste, professeur, chef de département des arts plastiques à l'Ecole des Beaux-Arts de Tunis, décrit «en ce vendredi 28 août, je me suis trouvée dans une salle du ministère de la Justice, aux côtés de repris de justice menottés, comme une criminelle, en train de subir des mesures anthropomorphiques “Mettez-vous tout droit, tournez à droite, tournez à gauche"». Une abomination. Le récit est pénible pour un artiste, pour tous les artistes et les défenseurs de la liberté d'expression. Pendant ce temps, les agresseurs salafistes qui ont attaqué le palais Al Abdellia courent en toute liberté, la victime transformée en coupable. Naïf, on croyait que l'affaire qui a remué le monde artistique et au-delà a été repoussée hors de la scène, la voici qui revient à une allure vertigineuse. Nadia Jelassi est poursuivie sur la base de l'article 121 ter «pour atteinte à l'ordre public et aux bonnes mœurs». Atterrant ! Rappel : au dernier jour de l'exposition, des fanatiques, jugeant les œuvres exposées blasphématoires, effectuent un raid sur le palais, détruisent des œuvres et en lacèrent d'autres, des prêcheurs condamnent l'exposition et menacent les artiste de mort, des postes de police sont brûlés. Une manifestation prévue, arrêtée en dernière minute, des appels au meurtre d'artistes, des menaces, le couvre-feu. Pour une exposition d'art, le pays faillit sombrer dans le chaos, le pire est évité. Mais l'anathème continue. A l'appel du ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, porte- parole du gouvernement, une réunion d'urgence est tenue en présence de représentants de différents départements dont celui de la Culture, qui, comble de l'hypocrisie, avançait masqué dans cette affaire déclarant « ...L'art ne doit pas véhiculer une idéologie ou des idées révolutionnaires, il doit être beau ». Proférer de telles affirmations puériles au XXIe relève au mieux de l'opportunisme politique, au pire de l'imposture intellectuelle. Aujourd'hui, les choses prennent un virage dangereux, la situation est alarmante, les deux artistes risquent une peine allant jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, des activistes de la société civile exigent du procureur d'abandonner les poursuites, ils sont relayés par une organisation internationale. Un communiqué récent du ministère de la Culture se solidarise avec les créateurs et exprime son attachement de principe à la liberté d'expression et de création ainsi que son soutien à l'artiste Nadia Jelassi. Les mesures anthropomorphiques nous renvoient automatiquement aux locaux de la police, aux interrogateurs, à des images tragiques de l'Histoire, le nazisme a exploité la méthode de mesure jusqu'à en faire une loi raciale, des scientifiques eugénistes mesurent le crâne des hommes supposés inférieurs, puis la craniologie a laissé place à la lobotomie, une photo, un mètre et vous voilà mis au ban de l'humanité. En réponse immédiate à l'humiliation symbolisée par les mesures anthropomorphiques, Nadia Jelassi accorde un sens à cette expérience, elle y puise une matière à création et lui donne une tournure artistique, une forme de body-art. Elle pose devant l'objectif, lumière faible, étale, chair dilatée, cheveux noirs, coupés court, regard fixe et sombre, commissure de la lèvre droite tombante, une règle jaune, graduée traverse son visage dans le sens vertical, cachant une partie de la face gauche, du haut du front jusqu'au bas du cou, elle indique 20cm. Seule contre un système, coupable, forcément coupable. Le cliché est posté sur un réseau social, la nation souterraine des arts s'en saisit, des artistes posent qui, avec le ruban en unités et sous-unités, qui, avec la règle graduée; une solidarité se crée entre le peuple créateur et les internautes réactifs, les clichés se multiplient, originaux, en couleur, en noir et blanc, en nu, en père Noël ou en diable, ça interroge, ça interpelle, la chaîne s'allonge. La solidarité en ces moments graves n'est pas un vain mot, un visage, un corps, une épaule, un fragment, chaque photo est accompagnée du mètre qui sert comme code anthropomorphique ou comme clé de déchiffrement de l'affaire Al Abdellia, des artistes étrangers se sont joints à l'opération usant du même procédé. Le phénomène — on en est convaincu — va faire onde, les paris sont ouverts, Nadia Jelassi a inscrit une dimension insoupçonnée dans l'histoire de l'art moderne en Tunisie. En juin, l'exposition a causé un séisme unique dans le monde, deux mois plus tard, l'épreuve anthropomorphique se transforme en concept artistique. On ne touche pas impunément aux artistes, tôt ou tard l'histoire leur donnera raison.