Par Raouf SEDDIK La question de savoir si la demande faite par Moncef Marzouki devant l'Assemblée générale des Nations unies est une demande que le peuple tunisien est en mesure ou en position de prendre à son compte peut paraître saugrenue. Ce peuple, en effet, a souffert pendant de trop longues années de l'usurpation du pouvoir, du mensonge éhonté par lequel le régime du dictateur lui faisait avaler de force la fable d'une démocratisation du pays ; il a assisté tant de fois, dans l'impuissance, à des opérations électorales qui étaient des mascarades en bonne et due forme... Nous-mêmes, journalistes, combien de fois avons-nous été obligés, la mort dans l'âme, d'applaudir à des «triomphes électoraux» qui étaient le triomphe de la mauvaise foi et du mépris du peuple ? N'ayons pas la mémoire courte ! Le mieux dont nous pouvions nous targuer à cette époque, ou du moins pour l'écrasante majorité d'entre nous, était un silence gêné. Par conséquent, nous ne pouvons en un sens que nous réjouir de la mise en place, au niveau international, d'une instance qui criminaliserait les dictateurs, qui les empêcherait d'opérer tranquillement et impunément leurs tours de passe-passe au nez et à la barbe de tout le monde... Du reste, il n'est plus permis aujourd'hui, en ce XXIe siècle, que des sociétés humaines continuent de vivre au quotidien sous une loi qui se confond avec les caprices de l'un ou de quelques-uns de leurs membres: que cette loi soit travestie des apparences de la démocratie ou assumée comme ce qu'elle est, comme autocratie. A vrai dire, les raisons de donner un écho favorable à la proposition de notre président abondent. Et pourtant, il y a aussi quelques raisons de marquer des réserves... Certes, ces raisons ne sont pas toutes bonnes. Celles qui chercheraient à la condamner à partir d'un préjugé négatif et systématique visant la personne du président ne sont tout simplement pas sérieuses et témoignent surtout d'une méconnaissance des enjeux. Prétendre également qu'une telle démarche de la part du président s'inscrit dans une préoccupation électoraliste, c'est sans doute affirmer quelque chose qui est fondé, mais qui ne dispense ni de l'obligation de faire la part des choses ni du soin d'éviter de se placer dans le camp des amis des dictateurs... Soin, entre parenthèses, qui fait cruellement défaut chez beaucoup de nos concitoyens depuis quelque temps. La même remarque vaut pour l'argument qui consiste à dire que la proposition de Marzouki rejoint une volonté de certains membres de la communauté internationale, dont en particulier celle des Etats-Unis... L'idée serait, en somme, que notre président se ferait la voix des peuples en révolte pour le compte des Etats-Unis, afin de mettre en difficulté des régimes comme la Syrie et l'Iran, voire la Chine et la Russie si on veut élargir l'échiquier. Il y aurait donc une vaste stratégie d'isolement diplomatique et de fragilisation interne de ces régimes à laquelle la Tunisie prêterait sa contribution active... Or, autant il est légitime d'être jaloux de son initiative, d'avoir le souci de ne pas servir de simple moyen entre les mains des puissants de ce monde, autant il importe aussi, et bien davantage même, de ne pas glisser dans une sympathie, avouée ou dissimulée, à l'égard de ceux qui incarnent ce même mépris du peuple dont nous avons souffert dans le passé : cette sympathie relève de la morbidité ! La bonne attitude consisterait à affirmer son engagement en faveur des peuples et contre leur oppression. Ou plutôt contre l'impunité de leur oppression et contre la solitude des peuples face à la violence de la dictature... Car il ne s'agit pas ici de priver les peuples de la possibilité de se soulever et d'être les artisans de leur propre libération : il s'agit seulement de ne pas les laisser livrés à leur sort, sans recours dans le monde face à l'injustice subie... La bonne attitude, disons-nous donc, n'est pas de se dérober à cet engagement, mais de veiller à ce qu'il ne relève pas d'une simple manœuvre, d'un arrangement de coulisses entre chancelleries... Si on prête au peuple tunisien des positions qu'on ne se considère même pas obligé de lui faire valider a posteriori, on opère un glissement néfaste, qui va à l'encontre des exigences démocratiques. Pire, on installe sans crier gare cette même logique qui est le terreau de toute dictature : celle de la manipulation de la volonté du peuple. Que cette manipulation s'abrite derrière la raison d'Etat ou derrière d'autres considérations. Il est vrai que le contexte politique actuel, chez nous, n'est pas propice à des consensus, sur quelque sujet que ce soit. Mais, et c'est ici l'argument le plus redoutable à la proposition de Marzouki, comment pouvons-nous nous présenter au monde comme les défenseurs des peuples opprimés face aux dictateurs quand, dans nos murs, certains continuent dans le corps même de l'Etat de défendre la loi du silence et cherchent à perpétuer la règle de l'impunité dans des cas d'atteinte flagrante à la dignité de la personne? Quelle légitimité avons-nous pour porter une demande si importante du point de vue de l'humanité tout entière alors que des pratiques politiques se maintiennent chez nous qui banalisent la violence contre les personnes et cherchent à étouffer les voix qui demandent des comptes ?