Par Hédia BARAKET Aujourd'hui, démarre la conférence du dialogue national initiée et baptisée par la centrale syndicale pour réunir l'ensemble des acteurs politiques autour de la relance du processus démocratique : achèvement de la Constitution, gouvernance de la transition et préparation des prochaines élections. Sur fond de crise économique, de violence politique et de colères sociales, de divulgations authentifiées sur le vrai projet d'Ennahdha et de controverse autour de l'exclusion de « Nida», de réunification de la gauche et d'opiniâtreté de la Troïka, à quoi ressemblera la grande messe ? Une rencontre au-dessus des pouvoirs ou une arène sourde où se mesurent et s'affrontent de nouveau les pouvoirs... En attendant ce 16 octobre, la scène politique tunisienne, tous pouvoirs confondus, s'est activée et empressée comme elle ne l'a jamais fait depuis le 23 octobre dernier. Flux incontrôlé d'initiatives, de feuilles de route et d'agendas, de rencontres et de déclarations, de négociations et de prises de position. L'initiative réunificatrice de l'Ugtt devant, pour la première fois, ouvrir les cercles du pouvoir et de la concertation à tous les antagonistes de la scène politique a bousculé les habitudes de la coalition, secoué la torpeur de l'Assemblée et serré les rangs de l'opposition. Jamais, depuis sa recomposition au lendemain du 23 octobre dernier, la scène politique n'a autant regardé dans la même direction : achever au plus vite la Constitution, s'entendre sur les instances supérieures des élections, des médias et des magistrats, préparer au mieux les prochaines élections, s'entendre sur les priorités du moment, reconfigurer la gouvernance du processus démocratique et de la transition sur une légitimité consensuelle ouverte à l'opposition et à la société civile ... Ce qui fait dire à de nombreux citoyens : Que n'a-t-on mérité plus tôt de cette mécanique basique et élémentaire de transition !... Pour les observateurs, ce sont plutôt ces deux questions qui reviennent: qu'est-ce qui fait soudain courir les antagonistes et bouger les lignes des différents pouvoirs ? Vont-il se diriger ensemble vers un dialogue au-dessus des pouvoirs ou vers une nouvelle arène où s'affûtent et se mesurent ces pouvoirs ? ... Sauf prise de conscience de la dernière chance, une lecture dans le paysage d'octobre dernier et du branle-bas des trois jours passés suffit à nous mettre devant cette dernière éventualité... Octobre 2011. Les Tunisiens votaient une assemblée chargée d'élaborer une nouvelle Constitution, en l'espace d'un an. Pendant ce temps, le parti majoritaire et ceux qui le suivaient dans les scores des élections (hormis El Aridha) se sont déjà passé le mot : assurer à trois et pleinement la direction du pays, chacun selon son quota et conformément à la règle de la majorité... Et surtout pas question de céder une once de pouvoir ni à un comité de sages ni à un gouvernement restreint de technocrates auxquels d'anciens responsables politiques et de nombreuses voix indépendantes ont fortement appelé. Résultat : avant même l'annonce des résultats définitifs des élections, la Troïka naissait dans les coulisses du parti majoritaire, à coups de portefeuilles et autres attributions chichement répartis. Comme force politique pleine à l'extérieur et très inégale de l'intérieur, la coalition naissante va, de sitôt, dénier à l'opposition son rôle et son opportunité... Mais pour celle-ci, c'était trop demander de la part d'une troïka qui n'a pas manqué d'accaparer les trois pouvoirs en dépit de la conjoncture difficile invoquée... Autre partage et même loi du nombre — a fortiori — dans l'Assemblée. Le mot «légitimité » sera, dès lors, le leitmotiv d'une année d'essai de pouvoir et de faux pas. Il sera le sésame invoqué à défaut d'expérience, de connaissance du terrain et autres habiletés. Juillet 2012. L'opposition, la société civile, une partie du peuple et beaucoup de voix indépendantes font le constat sans merci de l'incompétence du gouvernement, du retard de la Constitution, du blocage du processus démocratique, des impairs de la présidence et des graves incohérences de la coalition... Incohérences que beaucoup ramènent à l'iniquité même de cette union contre nature et forcée entre deux partis de sensibilité démocrate et une mouvance islamiste dont la modération affichée n'a pas tardé à céder place à l'ambiguïté du discours en même temps qu'aux violentes expressions d'un radicalisme mal contenu. Les polémiques théologiques dans lesquelles s'est enlisée la Constitution, les diktats des ailes dures du parti de la majorité leur donneront progressivement raison... C'est pourtant bien cette Troïka logiquement improbable qui résiste et survit et cette assemblée encore sans Constitution, sans feuille de route ni calendrier qui poursuit son bout de chemin. Présentée en ce même mois de juillet, l'initiative de l'Ugtt dût être abandonnée. Rien dans les dispositions du parti Ennahdha – alors dopé par le succès de son 9e congrès — ne pouvait l'obliger à élargir son cercle de pouvoir à l'opposition et un refus catégorique est lancé à cette idée de dialogue élargie dont il ne voyait aucunement l'utilité... Octobre 2012. Beaucoup de chemin parcouru par le parti majoritaire, dans l'administration, dans les services de sécurité, dans les médias et parmi les magistrats... En revanche, beaucoup de terrain perdu. Crise économique et sociale qui ne cache plus son nom, violence politique inédite, crise de confiance, grèves et colère dans les régions, à l'Assemblée impasse sur des dispositions essentielles de la Constitution et vent de panique dans les rangs de la coalition... En face, une opposition aguerrie qui s'érige en mouvements et fronts unis. Al Joumhouri, le Front populaire, Nida Tounès... Autant de formations qui font croire à une reconfiguration du paysage politique aux prochaines élections. Parmi ces formations, le mouvement Nida Tounès pose problème, particulièrement. A défaut d'une justice transitionnelle indépendante et institutionnalisée, le parti Ennahdha fait du châtiment « des anciens rcdistes de Nida Tounès», son cheval de bataille, au risque de perdre son indispensable aplomb de parti au pouvoir et de s'engager dans une vengeance personnelle de « victime » à «bourreau »... En tout état, la vindicte est déjà lancée et la première sanction consiste à vouloir exclure la nouvelle formation de l'arène de la conférence du dialogue national. Mais c'est sans compter avec la position ferme de la centrale syndicale qui jure ne s'accommoder d'aucune exclusion ! C'est un peu dans ce contexte que le 16 octobre surprendrait ses principales parties. Mais la chronique resterait inachevée si l'on n'y ajoutait les évènements des tout derniers jours. Jeudi 11. Les propos authentifiés sur vidéo fuitée du chef du parti Ennahdha ont curieusement surpris. Rien de ce qu'on ne sait déjà mais si clairement signifié. Version complète ou en mode synthétisé, ancienne ou nouvelle, s'adressant à des salafistes ou des nahdhaouis, publié par un adversaire ou un allié, l'important est cette énumération explicite et pour une fois sans ambiguïté des étapes à observer et des forteresses à prendre et qui nous disent déjà quelque chose sur le chemin parcouru depuis avril dernier... Difficile à ces bribes d'une stratégie de l'ombre de ne pas peser de tout leur poids sur le dialogue devant impulser le processus démocratique de la Tunisie. Au soir même de ce jeudi, c'est un président revigoré qui invitait à la table de Carthage tous les partis. Tandis que sur Hannibal TV s'illustrait un BCE en bleu roi et lumières crues. Vendredi 12. Journée laborieuse au Palais. L'initiative de l'Ugtt fait des vagues chez tous et partout. Chacun y va de son projet et de sa révélation. La coalition se veut maître dans l'initiative. Ses parties seraient déjà d'accord sur le régime parlementaire aménagé et sur la date des prochaines élections et la personne qui présiderait l'instance indépendante des élections... Elle fait aussi circuler qu'elle a déjà sa feuille de route et son agenda... Au soir, le président de l'Assemblée nationale constituante crie sa colère sur la chaîne nationale et réaffirme la légitimité de son Assemblée. Samedi 13. C'est au troisième président de boucler la boucle pour dire que les finances vont mal mais que le taux de croissance permet d'espérer. Le chef du gouvernement parle ce jour-là économie, sécurité et rôle des gouverneurs dans les régions pour dire que la gouvernance lui revient... Dimanche 14. Après des mois d'attente et de revendications, la Troïka annonce l'activation du décret-loi 116 portant création de la Haica, Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle. Lundi 15. Les négociations se poursuivent entre l'Ugtt et les parties prenantes à l'initiative de l'Ugtt... Les déclarations, mesures et positions de la Troïka continuent à signifier la volonté de la coalition au pouvoir d'être les maîtres légitimes de la situation et de la décision... Cette Troïka, 35 autres partis et une vingtaine d'ONG ont rendez-vous aujourd'hui. Au croisement des pouvoirs et des contre-pouvoirs et autour d'une reconfiguration de la légitimité, ils sont à égale distance entre céder la priorité aux véritables priorités ou reconduire l'exclusivité du pouvoir.