Malgré la pluie, l'absence de moyens de transport public due à la grève générale, ils sont venus par milliers, de toutes parts, hommes, femmes et enfants, munis de drapeaux et brandissant très haut la photo de celui à qui ils venaient dire adieu. Ils se sont engouffrés dans la rue Sekikda, qui mène vers la minuscule maison de la culture de Djebel Jeloud où, déjà, des centaines d'autres attendaient le cercueil de Chokri Belaïd. Les slogans se font entendre avec vigueur au fur et à mesure que l'on approche de la maison de la culture, «Terre, liberté et dignité nationale»...», Ghannouchi bourreau»...»Ô martyr repose en paix, nous continuerons le combat», pouvait-on entendre scander la foule, que ni la rue ni la maison de la culture n'ont pu contenir, les poussant à prendre place sur les toits. L'émotion est dans les airs, elle se lit sur les visages qui semblent ne pas réaliser encore que la voix rauque et audacieuse de cet avocat s'est éteinte à jamais. Une femme est en pleurs, anéantie dans les bras d'un jeune homme qui s'efforce de la consoler : «Chokri n'aime pas qu'on le pleure» lui dit-il en criant. L'arrivée du cercueil à la maison de la culture À 10h00 du matin, le cercueil du regretté, enveloppé du drapeau rouge sang de la Tunisie, arrive enfin sous les youyous des femmes et les applaudissements des hommes et des femmes. Tous portaient sur le cœur des autocollants à l'effigie de Chokri Belaïd. Difficile aux porteurs de se frayer un chemin à l'intérieur de la maison de la culture. Le cordon de sécurité qui s'est formé à l'entrée n'a pu résister que quelques minutes devant la poussée de cette marée humaine, venue saluer le défunt une dernière fois. Parmi eux, Maya Jeribi, Houssine Abbassi, ainsi que d'autres figures de la scène politique et de la société civile. Quelques minutes plus tard, une énorme gerbe de fleurs arrive, en même temps que des représentant du conseil de l'Ordre des avocats, vêtus de leurs robes noires, comme celle que portait Chokri Belaid pour défendre ses clients, sans distinction d'appartenances politiques ni de condition sociale. «Je n'ai pas connu personnellement Maître Chokri Belaid, je n'ai jamais fait de politique, mais lorsque j'ai entendu la nouvelle, je me suis senti personnellement visé», dit un avocat, visiblement ému et trouvant difficilement les mots. 11h00, le véhicule de l'armée arrive L'armée tunisienne arrive à 11h00 pour offrir à Chokri Belaïd des funérailles nationales, comme cela a été prévu par ses proches et béni par le président de la République Moncef Marzouki. Mais impossible pour eux dans ces circonstances d'appliquer à la lettre les protocoles propres à de telles funérailles. Sous les applaudissements,tant bien que mal, les organisateurs et quelques soldats arrivent à dégager un chemin vers le véhicule militaire de type «Hummer», qui attendait celui qui, justement, martelait ces dernier temps les mises en garde contre la montée de la violence politique. Contrairement aux usages d'un cortège funèbre de dimension nationale, des dizaines de gens sont montés sur le véhicule militaire : jusqu'au bout il aura été un homme du peuple, dédaignant les traitements de faveur. Le véhicule avance difficilement et très lentement. A son bord, sa femme et sa fille, une petite fille au regard qui impressionne, fort et qui ne se baisse jamais. C'est le regard de son père : pas une larme ! En regardant les centaines de personnes qui les entouraient de toutes parts, elle semblait même les regarder, droit dans les yeux, un à un. « Ce qui m'a toujours frappé chez Chokri, c'est sa capacité de dire avec des mots simples ce que nous avions sur le cœur», dit, amère, une quinquagénaire qui semble l'avoir connu. 11h42, malgré les efforts des militaires et des organisateurs, sortir de la rue Sekikda semble être une mission impossible, tant les gens sont partout. Un photographe de presse étrangère est même monté au-dessus du véhicule, de façon indélicate, pour prendre le «cliché de sa vie». «A midi exactement, j'ai ordre de donner le départ !» : il aura fallu ce cri ferme d'un haut gradé de l'armée, pour que l'on s'organise enfin. Les compagnons de route et les avocats, côte à côte, prennent la tête du cortège qui avance maintenant plus facilement et arrive à la sortie de la rue Sekikda, puis prend la route qui mène au cimetière du Jellaz, au milieu des cris, des youyous, des applaudissements et sous les regards de recueillement des habitants de la région. À perte de vue, des centaines de milliers de Tunisiens attendent le cortège. On parle d'un million quatre cent mille ! «Terre, liberté, dignité nationale !» Midi passé, des milliers de gens ont déjà pris la route devant le cortège funèbre. Femmes, hommes et enfants, plein de monde, de quoi envahir le tronçon sur quelques kilomètres entre Djebel Jeloud et le cimetière Jellaz. Quelques banderoles ici et là et des posters du martyr sont dressés. Plusieurs enfants ont endossé le drapeau national, alors qu'un ensemble de personnalités politiques, dont des dirigeants de partis, associations, organisations engagés dans l'immense foule qui a été durant son trajet applaudie par des centaines de gens depuis les balcons des immeubles, des maisons et des ponts par lesquels la marche est passée. Des femmes, depuis leurs maisons, lancent des slogans et d'autres des youyous. La foule est tellement dense qu'on entend plusieurs slogans scandés à la fois. «Terre, liberté, dignité nationale!», «La tête haute, Ô camarade, le combat continue», «Ô Belaïd, Ô Hached, Ennahdha a vendu le pays», «Ni peur , ni angoisse, le pouvoir est dans les mains du peuple!», «Le peuple en a marre des nouveaux Trabelsi», «Ô Belaïd, c'est une révolution de nouveau», «Le peuple tunisien est libre, ni Ennahdha ni le Congrès», «Ô citoyen, victime que tu es, la Constituante n'est qu'une pièce de théâtre !», «C'est une révolution continue, dégage terrorisme», «Fidèles au sang des martyrs» : tels sont les slogans, entre autres, qui sont scandés, ici et là, outre le fameux «Dégage». La ferveur est forte, alors que la pluie vient apporter un brin de mélancolie rappelant la cause de cet engagement des foules dans cette marche par centaines de milliers: l'assassinat du leader Chokri Belaïd. La foule est un mélange de toutes les générations et les femmes sont omniprésentes, tout comme les avocats, les jeunes étudiants venus nombreux. Outre les slogans révolutionnaires et l'hymne national scandés à la mémoire du leader défunt, la foule a scandé le long du parcours des slogans hostiles notamment au gouvernement et au mouvement Ennahdha. Un peu dispersés au milieu du chemin vers le cimetière, les participants au cortège s'arrêtent, sans cesser de scander les slogans et les chants engagés, et voilà que le camion de l'armée portant la dépouille du défunt Belaïd arrive. Le cimetière est envahi par des milliers et des milliers de citoyens venus depuis la matinée. 14h, la place Bab Alioua est archicomble et le cortège avance lentement, alors qu'on entonne l'hymne national jusqu'à l'entrée du cimetière, où la dépouille du leader défunt et du martyr Chokri Belaïd va finalement être enterrée au carré des Martyrs, à côté des Salah Ben Youssef, Houssin Triki et Moncef Bey...