Tous les hommes sont mortels, or les chaises sans les hommes sont des meubles sans âmes, de ce fait, ils naissent et meurent avec les hommes. Les chaises aussi sont mortelles. La vieillesse est un thème cher aux poètes et aux dramaturges. D'Erasme jusqu'à Ionesco, cette question insiste particulièrement sur la mort et ses tabous, sur le vide existentiel et ses abîmes. Le dernier acte de la vie met en scène deux notes qu'on n'a pas cessé de jouer et de déjouer : celle de l'enfance-naissance, et celle de la vieillesse-mort. Ces deux notes qui sont en apparence opposées, sont équivalentes; chacune est le recto verso de l'autre. Ce processus-là a été traité dans la pièce de théâtre La dernière création de Khaled Chenén, donnée en représentation le 22 février dernier au 4e Art dans le cadre des Découvertes théâtrales qu'organise le Théâtre national. Cette pièce est une réadaptation des Chaises d'Eugène Ionesco qui fut la pièce la plus représentative du théâtre de l'absurde. Non-sens et absence démesurés C'est l'histoire d'un vieux couple, dont les nostalgies qui virent à une révélation de secrets a scoué les rideaux d'une scène très fragile : celle du paysage actuel de la Tunisie. En fait, ces deux personnages ont l'air de divaguer et de délirer; leur discour est alogique et leur langage est sporadique. Mais le vieil homme, qui fut un penseur engagé, a voulu réunir toutes les classes sociales possibles et imaginables : progressistes, conservateurs, libéraux et journalistes, manifestants, ouvriers, femmes démocrates et burquées afin de lire une lettre dont le message est noble. Les invités comblent l'espace. A ce moment-là, le couple recule et choisit la posture de l'observateur pour scruter de loin les agissements de ces personnes. Le comique surgit alors quand un vieil homme essaie de séduire une jeune femme, allant jusqu'à la toucher. Ce qui est encore plus hilarant, c'est que ces personnages sont invisibles pour le public et que ce couple ne fait que mimer les gestes des autres en manipulant des chaises vides. Ionesco percevait sa pièce comme «une farce tragique», où on voit «l'irréalité du monde» car «il n'y a personne autour de nous, personne dans le monde, dans un monde évanescent qui disparaît, qui doit disparaître». Entre rêve et cauchemar Jusque-là, tout est présenté dans les règles de l'art. Soudain, on assiste à une coupure inopinée, une rupture qui est le fruit d'une lésion hurlant la douleur. Les deux vieilles personnes dégagent le masque de composition des personnages; et là on voit deux jeunes comédiens qui redressent le dos et face au public, se mettent à crier en arrangeant les chaises qu'ils ont mises tout à l'heure pour les convives ; les comédiens n'arrivent pas à boucler la pièce, notamment avec la lettre que le vieux va révéler... Cette roublardise auquel le spectateur assiste est fortement significative; plus les deux comédiens jouent dans l'illusion, plus les personnages sont sincères. Cet acte est mimétique, puisque le dernier acte qui termine la pièce est synonyme de mort, c'est-à-dire qu'aussitôt finie, la pièce sera morte et lèguera le spectacle au public avec lequel l'œuvre sera née. Toutefois, cette pièce n'arrive pas à jouer le jeu, elle tombe dans un mécanisme cyclique; l'intrigue sera suspendue: l'élément perturbateur réside assurément dans le tableau de cette lettre que les comédiens n'arrivent pas à résoudre. La pièce devient un brouillon, un bouillonnement de sensations confuses. Ce tableau étouffe les comédiens, il les frustre; mais voyons de près cette énigme : c'est quoi le contenu de cette lettre? Pourquoi la lettre dérange-t-elle? La réponse est simple : c'est la Tunisie qui souffre de la réalisation et la concrétisation du message de la lettre. Et quel est le message de la lettre? Le message aussi est simple : réunir tous les partis politiques, toutes les classes sociales, toutes les catégories de la plus basse échelle jusqu'au président de la république, unir tous les acteurs de la société tunisienne. Est-ce difficile d'appliquer une règle de jeu aussi simple, claire et juste? N'est-ce pas l'union qui crée la force? L'égalité est-elle un projet idéaliste et utopiste dans un pays qui a toujours eu l'image d'une âme généreuse porteuse d'une harmonie féconde et dont les assises de son infrastructure sociale n'ont jamais supporté des fractures et des fractions qui mènent à un clivage et une désagrégation infernaux? Les comédiens ont donc exprimé leur crainte et leur angoisse de l'agonie de la Tunisie, un message qui perturbe; cette perturbation et ce désarroi sont contagieux. D'ailleurs, on a vu que les vieux sont des personnages amnésiques, lorsque la mémoire du peuple sombre dans un jeu qui ne finira jamais, un jeu suspendu, pendu à un cou dont les veines éclatent de fureur, de terreur...oublier devient impérieux et pressant pour ces gens qui ont vécu la guerre, la tyrannie, le présent chaotique de la Tunisie et surtout la privation. En fait, ce couple a choisi de ne pas avoir d'enfants. Pourquoi avoir un enfant? Pourquoi le mettre au monde? Pour qu'il souffre et qu'il meure chaque jour dans une société impitoyable pleine de rouages et d'injustices ? L'enfant de ce couple est cette fameuse lettre. Un enfant jeune plein d'ambitions, de rêves et d'illusions. Peut-être qu'il faudrait que les chaises de cette ancienne génération meurent, pour que s'installe une nouvelle mentalité, une autre culture, n'oublions pas que le système tunisien est fondé sur une génération ancestrale dépassée ...un système qu'on traîne depuis l'Indépendance, un système qui, certes, a amélioré jadis les situations, mais qui fait régresser les choses actuellement...les rouages de ce système conformiste ont pris beaucoup de rides... à quand donc la réforme? L'enfant de ce couple a peur de l'avenir, pour l'avenir, de l'obscur, de l'obscurantisme. Mais cet enfant n'est pas encore né, cela veut dire qu'il est mort...donc, c'est aux spectateurs de donner la vie à cet enfant.Comment cela? C'est simple; c'est quand le spectateur comprend la valeur de cet enfant, qu'il sortira immergé d'une ardeur créatrice, puisque celle-ci provoquera la naissance de l'enfant et la renaissance de la Tunisie; car lui aussi était invité par ce jeune couple à partager la lettre, il en était même le témoin, le juge dans ce jeu coloré d'espoir et de désespoir. D'ailleurs Baudelaire confiait dans ses Journaux intimes que «la vie n'a qu'un charme vrai; c'est le charme du Jeu. Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de perdre?» En somme, le dernier acte de cette pièce a réussi à montrer à travers le mime et la gestuelle que la vieillesse et la mort annoncent une jeunesse et une naissance fort symboliques. Mise en scène : Khaled Chenén Dramaturgie collective Interprétation : Hamdi Hlila et Bassém Hméma