Les relations entre la Tunisie et la France étaient au beau fixe quand se déclencha la bataille de Bizerte. C'est pourquoi cette bataille datant de juillet 1961 a fait couler beaucoup d'encre et fait encore parler d'elle. Certes, elle est la grande fierté de ceux qui l'ont menée jusqu'au bout avec bravoure et vaillance, mais, en en parlant, un sentiment d'injustice et un goût d'amertume dus à la manière dont on a engagé cette bataille marquent les récits de certains témoins oculaires. C'était le cas de l'ancien général Saïd El Kateb et l'ex-colonel Béchir Ben Aïssa qui ont émis des aveux lourds de sens lors de la conférence organisée, vendredi, au Palais des sciences de Monastir, par l'Association des anciens officiers de l'armée nationale. Dans une salle archicomble et devant une assistance de toutes les générations, l'ancien général et un des principaux acteurs de la bataille de Bizerte, Saïd El Kateb, a fait remarquer qu'après la diffusion par la radio tunisienne le 19 juillet à 14h00, d'un communiqué du gouvernement tunisien, interdisant aux aéronefs militaires français (avions sans pilotes) le survol de la région de Bizerte et ordonnant aux forces armées nationales de cibler tout avion français dépassant cette interdiction, la situation a empiré entre une France qui voulait confirmer son statut de grande puissance et une Tunisie qui plaidait pour sa souveraineté. « L'interdiction aux aéronefs français de survoler l'espace tunisien était décidée dans l'objectif d'empêcher tout renfort possible de la base où s'implante l'armée française par des éléments venant de l'extérieur, surtout d'Algérie. Mais il faut reconnaître, pour l'histoire, que nous n'avions aucunement les moyens qu'il faut pour le faire. La nouvelle était pour nous, qui démarrions notre carrière, foudroyante », a-t-il ajouté. L'intervenant a ensuite laissé entendre que l'après-midi du même jour (19 juillet 1961), le général Tabib lui a ordonné de rejoindre la base de Sidi Ahmed muni d'une section de mortiers de 81mm et de tirer sur le premier avion français récalcitrant. « Tout comme mes coéquipiers, moi qui avais à peine 23 ans, j'étais très excité, saisi d'un mélange de sensations que je n'arrivais pas alors à expliciter. Normal, puisque le rapport de force était complètement favorable à l'ennemi qui disposait d'effectifs importants, d'avions de combat, d'hélicoptères, d'unités de chars, d'artillerie classique et anti-aérienne et d'unités navales. Alors que l'armée tunisienne, qui avait uniquement 5 ans d'exercice, disposait uniquement d'un effectif réduit, d'un bataillon d'infanterie (le 5e bataillon), d'un groupe d'artillerie qui se trouvait en manœuvre près de la frontière tuniso-algérienne et de quelques groupes de garde nationaux ». Légèreté des décideurs et terreur des soldats Saisi de soupirs, l'ancien général glanait ses mots pour ensuite parler d'une anecdote historique qui l'a profondément marqué. Il s'agit de ses soldats qui, bouleversés et terrifiés par l'artillerie lourde dont disposait l'ennemi, n'ont pas pu exécuter ses ordres de tirer sur le premier avion essayant de larguer la base. « C'est à ce moment-là que j'ai arraché la mitrailleuse à un soldat, poussé par mon devoir de préserver mon honneur et celui de toute une patrie, pour tout de suite passer à l'acte. Mon initiative avait son impact et mes soldats se sont libérés des jougs de la peur pour enchaîner les tirs occasionnant de lourds dégâts aux installations des bases de Sidi Ahmed et de Kharrouba. Un peu plus tard, un groupe d'avions Nord-Atlas français largue sur la base deux compagnies de parachutistes mais ils ont été chassés par nos mitrailleuses. Ce qui a suscité une réaction violente de la part de l'armée française qui a riposté par des tirs sur nos positions, générant une rupture dans nos liaisons radio. Cela nous a intensément gênés, rendant difficile la poursuite des opérations. Cela a facilité la tâche de l'ennemi pour bombarder nos positions survolées par l'aviation et prises à partie par les forces terrestres françaises. Le bilan des dégâts était lourd. Pour ce qui est de mon équipe, je me suis finalement rendu compte qu'un tiers de mes hommes s'est sacrifié, s'est fait martyr, l'autre tiers s'est fait prisonnier de l'ennemi et le dernier tiers s'est retiré en ma compagnie ». Le questionnement demeure Le colonel Béchir Ben Aïssa, lui, a parlé fièrement de la victoire du régiment qu'il commandait et des forces armées tunisiennes s'agissant du second face-à-face ayant eu lieu à la Médina de Bizerte. Là-bas, les combattants tunisiens s'étaient réorganisés, adoptant une nouvelle stratégie ayant pour base leur connaissance des lieux, comme le confirme le colonel. Reste à dire que si les deux témoins se sont montrés amplement fiers de ce qu'ils ont accompli en faveur de la patrie, ils se posent encore des questions sur la manière dont le président Bourguiba a engagé la bataille de Bizerte. Pour eux, du point de vue technique et stratégique, ce grand leader politique a commis une erreur fatale. C'est qu'il n'a pas averti au préalable le commandement militaire et n'a pas demandé son avis technique sur la question. De même que son parti, le Néo-Destour, a procédé à l'engagement dans la guerre de jeunes sans armes et sans formation militaire. D'où la gravité des pertes humaines et la lourdeur des dégâts sur tous les plans. La bataille de Bizerte était-elle vraiment inévitable ? Sinon, était-ce l'aboutissement d'un fantasme politique personnel irréfléchi ? C'est la question que se posent encore ces deux grands officiers supérieurs et combattants et bien d'autres Tunisiens encore émus par ces péripéties marquantes dans l'histoire du pays.