La situation des banques publiques de la place, et surtout son évolution, fait l'objet de plusieurs travaux de recherches. Il ne s'agit en aucun cas de prétendre qu'il s'agit d'un cas d'école, mais la restructuration de ces banques interpelle aussi l'affaire des chercheurs en économie. Pour recueillir la position des universitaires, on a posé quelques questions à M. Moez Laâbidi, professeur de finance internationale et directeur de recherche à l'EAS (Economie Appliquée et Simulation). Quels sont les indicateurs qui témoignent, le plus fidèlement, de la situation des banques publiques, que plusieurs qualifient de préoccupante? Il y a d'abord, le poids des créances non performantes (non-performing loans) qui avoisinent les 14 % du portefeuille bancaire et qui pourraient atteindre les 23 % pour certaines banques publiques. Ensuite, les indicateurs de rentabilité (return on equity et return on asset) qui demeurent largement en deçà des standards internationaux de performance bancaire, malgré l'insuffisance de l'effort de provision. Un ROA inférieur à 0,5% pour les trois banques publiques et un ROE ne dépassant pas les 4% pour la BH et la STB. Enfin, les banques tunisiennes souffrent de la faiblesse de leur niveau de fonds propres. Les institutions financières internationales recommandent une recapitalisation entre 3 et 5% du PIB pour éloigner les banques tunisiennes de la zone de turbulence. Un effort s'impose aussi pour améliorer les ratios de solvabilité. Le FMI exige de relever le ratio à 10 % d'ici 2014, puis à 12% d'ici 2016 et d'accroître le Tier one à 7% d'ici 2016. En d'autres termes, qu'est-ce qui ne va pas chez ces banques? Pour répondre à cette question, il faut dissocier les aspects structurels des aspects conjoncturels. Les banques publiques souffrent d'un certain nombre d'éléments qui gangrènent le secteur depuis des décennies. Premièrement, il y a des défaillances en matière de gouvernance, causées par la mainmise de l'ancien régime sur tout le secteur et bien évidemment les grandes banques publiques. Les proches du régime ont profité de leur pouvoir d'influence pour exercer toutes formes de pressions sur les dirigeants des grandes banques de la place. Deuxièmement, les banques publiques sont épuisées par le financement de l'économie tunisienne depuis l'Indépendance. Malgré tous les efforts déployés pour dynamiser le marché financier, le secteur bancaire accapare l'essentiel du financement de l'économie. Troisièmement, l'absence d'une politique performante de gestion de risque de crédit pose avec acuité la question de la défaillance des systèmes 'information. Quatrièmement, la mauvaise gouvernance qui a régné, pendant des décennies, dans les entreprises publiques a impacté négativement la qualité des actifs bancaires. Enfin, la forte exposition des banques publiques à des secteurs systémiques tels que le tourisme et l'immobilier est un autre élément d'inquiétude. Pour ce qui est des facteurs conjoncturels, le «choc de la révolution» et la cacophonie institutionnelle (retard dans la rédaction de la Constitution et la mise en place des instances de la transition démocratique), ont pollué le climat des affaires, provoqué l'assèchement de la liquidité bancaire et découragé l'initiative d'investissement. Du coup, il est très difficile pour les banques tunisiennes d'améliorer rapidement leur profil de risque, en présence d'une croissance embryonnaire. Si rien ne se fait à terme, peut-on assister, le cas échéant, à la faillite de l'une de ces banques? Aujourd'hui, la situation n'est pas inquiétante à ce point, du moment qu'il y a une prise de consciente de la gravité de la situation. Par contre, rien n'est à exclure si le processus d'assainissement du secteur tarde à démarrer et si les incertitudes politiques et institutionnelles continuent de peser sur le climat des affaires. La fusion des banques publiques a été avancée, depuis des années, comme l'une des solutions qui permet de constituer un pôle bancaire performant, notamment, une grande banque qui innove pour satisfaire les besoins des entreprises et les accompagne sur les marchés étrangers... Pensez-vous qu'avec la fusion, on pourrait réaliser cet objectif ? L'argumentaire présenté par les défenseurs de la thèse de la fusion et de la concentration bancaire repose sur la recherche de la « taille critique ». La Tunisie avec un paysage bancaire atomisé, sous-capitalisé, ne pourra pas espérer rattraper les standards internationaux de performance et de bonne gouvernance. Après des opérations de fusion-absorption, les banques tunisiennes peuvent retrouver une taille critique leur permettant de booster leur performance. Premièrement, la «taille critique» est indispensable pour réaliser des économies d'échelle. Deuxièmement, elle permet d'accéder à des meilleures conditions de financement. Une fois la taille critique financière retrouvée, la banque accède aux ressources (fonds propres et emprunt obligataire) dans des conditions avantageuses par rapport à la concurrence. Sur le marché des actions, la valorisation boursière réduit le coût des fonds propres, et sur le marché obligataire, l'amélioration de la notation financière se traduit par la chute du spread et la baisse du coût de refinancement. Enfin, la «taille critique» renforce la place de la banque sur le marché local et lui permet de jouer le rôle de « global players » surtout au niveau régional et international. D'une part, avec sa présence sur les marchés étrangers, la banque pourrait aider l'entreprise tunisienne à renforcer sa présence sur le marché international. Et d'autre part, une diversification géographique permet une allocation des ressources sur plusieurs marchés, afin de profiter de la flexibilité des marchés étrangers, et surtout d'échapper aux risques d'encaisser de plein fouet une dégradation de l'environnement économique domestique. En somme, l'efficience bancaire s'améliore, une fois que la banque retrouve sa «taille critique». Le dynamisme des banques marocaines et leur forte présence sur les marchés étrangers (surtout africain) offrent un bon exemple pour justifier l'intérêt des opérations de concentration bancaire. Est-ce la seule alternative possible? Bien évidemment, il y a l'option qui a fait couler beaucoup d'encre, celle d'une fusion avec privatisation partielle. Il y a aussi la formule de rapprochement dans le cadre d'un holding, comparable à celle opérée en Europe entre les deux « mammouth » du paysage bancaire français, Crédit agricole et Crédit lyonnais. A partir du moment où l'espace bancaire tunisien est ouvert à la concurrence internationale, la restructuration et la concentration seront inéluctables. Toutefois, les réformes engagées sous la pression des gouvernements peuvent devenir contreproductives. Une réforme du secteur bancaire réussie est une réforme qui a été mûrie, planifiée et testée. Certes, la concentration bancaire (via des opérations de fusion) pourrait offrir une opportunité d'internationalisation pour les banques tunisiennes (global players) surtout avec les opportunités qu'offre le marché libyen, mais le contexte de la révolution, marqué par des attentes sociales croissantes, des enjeux électoraux et une surenchère revendicative, impose une certaine prudence. Du coup, la priorité aujourd'hui est à l'assainissement, à la recapitalisation et non à la concentration. Autrement dit, il faut gagner la bataille de la performance et de la bonne gouvernance avant de réfléchir à toutes les options de fusions. Pensez-vous que tout débat sur le projet de fusion est prématuré aujourd'hui ? Quelles sont les conditions nécessaires pour réussir un projet de fusion ? Tout à fait, je pense que la fusion est loin d'être la priorité pour le secteur bancaire tunisien, elle pourrait devenir très menaçante pour la stabilité financière si un certain nombre de préalables n'est pas pris en compte. Au niveau de la gouvernance, l'ancrage aux standards internationaux de bonne gouvernance doit primer sur la recherche de la «taille critique». Précisons que la bataille de la bonne gouvernance ne doit pas se limiter au secteur bancaire, elle doit toucher toutes les entreprises publiques, offices et caisses sociales, dont les déséquilibres financiers pourraient facilement fragiliser leur partenaire bancaire. Au niveau de la rentabilité, une concentration bancaire qui sous-estime les vraies réformes pourrait devenir source de risque systémique. Le cas chypriote, avec ses deux colosses aux pieds d'argile (Laiki Bank et Bank of Cyprus), qui accaparent plus de 60% du marché bancaire, nous offre aujourd'hui un excellent exemple. Et dans une moindre mesure, l'expérience de la STB avec l'absorption de la BNDT (Banque nationale de développement touristique) qui, depuis des années, a plombé ses indicateurs de performance dans le rouge. Au niveau de la culture d'entreprise, un travail d'harmonisation des cultures d'entreprise des différentes banques engagées dans le processus de concentration est indispensable pour optimiser l'opération de fusion. Au niveau de la régulation bancaire, il faut œuvrer pour améliorer la supervision bancaire par une approche macro-prudentielle fondée sur l'exposition au risque systémique, au lieu de se limiter à une démarche micro-prudentielle centrée sur l'analyse de la fragilité bancaire. Le périmètre de la régulation doit s'élargir pour englober les grandes entreprises publiques (de type, Compagnie de phosphate Gafsa) et les secteurs systémiques (tourisme et immobilier) susceptibles de fragiliser, à tout moment, le secteur financier. Un effort s'impose au niveau de la diversification des portefeuilles des banques tunisiennes. Une forte exposition sur l'un de ces secteurs est fort coûteuse en terme de stabilité financière. Au niveau politique, le processus de restructuration du secteur bancaire ne pourra démarrer que dans un climat de stabilité politique sociale. Si l'Egypte a réussi ses opérations de concentration entre 2004 et 2008 (avant la révolution), en parvenant à ramener le nombre de ses banques de 62 à 39, il est très difficile pour la Tunisie de les réussir aujourd'hui, surtout avec les tensions sociales qui bloquent tous les grands chantiers de réformes.