Par Khaled Dellagi Pour sortir le pays de l'impasse politique, économique et sociale où il se trouve, certains hommes politiques n'ont, depuis quelques mois, qu'un mot à la bouche : consensus. Comme par enchantement, ils nous font croire que de la cacophonie actuelle qui règne au sein de l'Assemblée constituante sortira une entente unanime pour rédiger la Constitution. Mais, qui ne dit mot consent ! Au risque de choquer plus d'un, je ne crois pas aux vertus du consensus en politique pour les mêmes raisons que je ne crois pas à la cohabitation du loup et de l'agneau dans une même bergerie. Il est vrai que la méthode consensuelle semble avoir été le mode de décision collective dans les sociétés humaines avant que le vote ne tende à le remplacer. Le souci de parvenir à un consensus exige en effet une écoute de tous les points de vue et permet plus facilement la participation de chacun à la discussion. En somme, la démocratie délibérative ressemble à la palabre africaine où tous les sujets sont sur un pied d'égalité. Mais ce n'est pas le cas d'un pays comme le nôtre régi par le vote et par une assemblée représentative du peuple compartimentée en partis d'importance inégale. Comme cela s'est vérifié sous d'autres cieux, lorsque le pouvoir en place connaît une crise majeure, il recourt au consensus comme expédient pour se tirer d'une situation difficile, voire pour consolider sa mainmise sur le pays. Que n'a-t-il pas fait, depuis maintenant plus d'un an, le parti au pouvoir Ennahdha, fort de sa légitimité électorale et 20% du corps électoral? Demain, que ferait-il, fort de l'unanimité du consensus, après l'adoption d'une Constitution ? Celle-ci sera une charte minimale dont la rédaction dans la douleur sera marquée de lacunes et d'ambiguïtés, un texte faible témoin d'un marché de dupes. Nous sommes en effet en présence au sein de l'Assemblée constituante de deux projets sociétaux diamétralement opposés, grosso modo, les traditionalistes-islamistes pour un régime parlementaire contre les modernistes-laïcs pour un régime présidentiel. La démarche consensuelle tend à concilier ces deux projets tout en laissant croire que leurs esprits respectifs ont été respectés. La rationalisation des positions très éloignées pour aboutir à un accord ne peut se faire qu'au prix d'un flou, porte ouverte à toutes les interprétations et à toutes les dérives. Pour garantir la stabilité des institutions, le véritable consensus présuppose une convergence réelle et durable des idées et non un rapprochement accidentel d'intérêts momentanés. Dans un consensus apparent, la majorité se satisfait d'un résultat insatisfait puisqu'il se construit autour d'un juste milieu. Mais quel est ce juste milieu entre les tenants de l'application de la charia et ceux qui prônent la séparation du religieux et du politique ? Les hommes politiques qui appellent à une majorité consensuelle ne décrivent pas la manière dont la décision est arrêtée. Ce juste milieu est en fait décidé au sein des commissions, puisque c'est en leur sein que se déroulent les débats de fond. Or, la plupart des commissions sont sous contrôle du parti islamiste Ennahdha et de ses alliés. Les séances plénières risquent d'entériner les propositions issues des commissions par la méthode consensuelle. La recherche du consensus apparaît une démarche totalisante, car elle s'oppose ainsi à l'exercice d'une démocratie saine. Depuis plus d'un an, très vite, s'est installée une crise de confiance entre gouvernés et gouvernants. Nous assistons à une montée de la violence politique et à la mise en place d'un climat de terreur orchestré par les milices des Ligues de protection de la révolution. Pire, un plan de clivage artificiel de nature religieux divise notre société. Devant la patrie en danger, nous voyons profiler le choix qui nous sera donné : le consensus ou le chaos ! La recherche du consensus aura pour but de sacraliser la prise de décision. Les députés de la Constituante auront à répondre à une question simple : êtes-vous pour ou contre l'Islam ? Un faux référendum pour une mauvaise question ! Il s'agira de sacrifier notre liberté de penser au profit d'une soumission librement consentie. Vouloir atteindre à tout prix un consensus en politique s'apparente donc à un déni du politique. La recherche du plus petit dénominateur commun aboutira incontestablement à la plus grande tromperie commune, c'est un coup d'Etat des élus du peuple contre la volonté du peuple et contre la démocratie. C'est un jalon décisif dans la mise en place d'une dictature théocratique. C'est pourquoi il faut s'opposer fermement au recours du consensus en politique.