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La Tunisie à l'épreuve de la barbarie terroriste
Opinions
Publié dans La Presse de Tunisie le 17 - 05 - 2013


Par Jamil SAYAH*
Depuis une semaine, Jebel Chaâmbi est le théâtre d'un combat acharné entre nos forces de sécurité et un groupe terroriste se réclamant d'Al Qaïda. Un tel affrontement témoigne d'un affaissement intime de l'énergie nationale en contraste avec le patriotisme et l'unité dont notre peuple a fait preuve le temps de sa Révolution. On dirait un échafaudage en apparence intact, mais dont le bois est intimement pourri et qui est en train de s'écrouler tout entier sous nos yeux. Ses conséquences, qu'on se refuse encore à regarder en face, sont incalculables. Elles marquent la fin d'un édifice qu'on a pu un moment croire immuable: notre cohésion nationale. Quelle que doive être l'issue définitive de cette guerre contre ces terroristes et la solution qui la couronnera, notre patrie a perdu et pour longtemps sa précieuse stabilité.
C'est l'insigne mauvaise foi des représentants du gouvernement et du parti islamiste au pouvoir que de se demander, après le déclenchement de cette terrible tragédie, non pas comment faire pour vaincre ces criminels, mais pourquoi et comment notre pays s'est-il trouvé dans une telle situation ? C'est toute l'ambiguïté et la duplicité de ce gouvernement vis-à-vis de ces mouvements qu'il faudrait reprendre pour faire apparaître les origines de ce désastre. La brutalité réelle et symbolique de ces fondamentalistes était manifeste, avouée, éclatante, dans tous leurs actes comme dans toutes les déclarations de leurs chefs. Le culte de la force et de la guerre est leur principe fondateur et la minutie avec laquelle ils ont préparé leur agression contre nos forces de sécurité le prouve surabondamment.
Sans compter qu'il faut s'aveugler et n'avoir pas écouté la diatribe réactionnaire, belliciste et va-t-en guerre de tous ces prédicateurs wahabistes venant du Moyen-Orient, pour s'imaginer que nous étions à l'abri d'un tel malheur. Comment ne pas voir que ce que veulent ces salafistes, c'est de semer d'une manière durable et définitive les conditions objectives d'une guerre civile, comme ils l'ont déjà fait en Algérie, en Afghanistan au Mali, en Syrie, en Libye., et s'assurer un succès après lequel ils ne cessent de courir depuis des années. C'est dire que la violence terroriste est tout sauf anarchique, et qu'elle tend, au contraire, vers une organisation où l'improvisation et l'aléatoire ont peu de place. Ces actes méthodiques et réfléchis entendent atteindre des buts évidents : frapper les esprits, déstabiliser l'Etat et forcer la société à abdiquer. Et face à cette folie meurtrière en gestation, la fermeté du gouvernement et son discours dissuasif ne semblent convaincre personne, comme si sa «complicité» avec ces assaillants ne fait plus de doute dans l'esprit des Tunisiens. Alors que cet avatar odieux constitue un suprême défi pour l'Etat directement menacé dans sa mission de protection de la société et dangereusement placé en porte-à-faux pour réagir.
Un basculement prévisible
Il faut donc en revenir de nouveau à reconnaître que ce basculement dans l'horreur était prévisible et que les opérations militaires qui se déroulent actuellement sur le terrain n'ont pas été mal conçues et mal conduites par nos forces de sécurité, mais mal préparées faute de directives claires et de volonté politique convaincante. Si l'on veut à tout prix en ce moment, pour des raisons toutes politiques, se détourner de cet aspect de la question, il serait pourtant ridicule de le contester, pour peu qu'on ait la liberté de faire porter l'examen de ce côté. Les causes du désastre ne sont que secondairement matérielles, elles sont avant tout d'ordre moral.
Les liaisons dangereuses
Notre pays fait aujourd'hui face à un déferlement de l'irrationnel, de la folie guerrière, de la violence interpersonnelle, des dévotions sectaires, du terrorisme religieux, de la superstition de masse. La Révolution a-t-elle échoué radicalement, a-t-elle ouvert la voie au totalitarisme ou, au contraire, a-t-elle honteusement été trahie ?
Au lendemain de la chute de l'ancien régime, un Islam politique surgit victorieux hors de la sombre crypte de la dictature. Il raille l'oppression de l'ancien régime, la pitoyable complicité de ses serviteurs et l'aveuglement des laïcs. Cette supériorité prédatrice ouvertement affichée porte en elle l'orgueilleuse exclamation : «A nous le pays !» Une telle prétention a quelque chose de suspect, sinon violente, comme une revancharde affirmation : l'islamisation de la société envers et contre tous, envers et contre le Tout et peu importe les moyens.
Deux forces politiques se croisent, se complètent pour réaliser ce projet. L'une s'est chargée de la conquête du pouvoir en mettant méthodiquement tous les moyens pour y arriver. L'idéal est de faire usage de la légalité pour changer la société et donc sa forme politique par la réforme des mœurs et le retour à la pratique religieuse choisie ou imposée. Dans cette stratégie, l'Etat est un moyen, et non une fin.
Quant à l'autre mouvement, il a pris en charge d'organiser dans la société des espaces islamisés, régis par les principes qu'on voudrait appliquer à l'ensemble de la société, c'est-à-dire le respect d'un code de comportement personnel et la mise en place d'une contre-société. Cette contre-société fournit l'image d'un contre-Etat dont la finalité est la réalisation d'un système nouveau. La prédication vise alors à obtenir des Tunisiens le retour, notamment par la force, à la pratique d'un Islam authentique (prière, jeûne, port du niqab pour les femmes, polygamie...) tout en accompagnant cette démarche par une mise en scène consistant à se rendre visible par une hyper-saturation de l'espace public. Au même temps, ils mènent une campagne contre l'Islam populaire, celui des marabouts, de la musique, de la danse mais aussi du mysticisme soufi. Dans la foulée, ils prônent un retour au Texte «salafia» et récusent aussi les ulémas zeitouniens.
Cette harmonieuse division des tâches entre un islamisme de vitrine et un islamisme de terrain a pu sévir sans heurts pendant un bout de temps (peut-être l'est-il encore). Dans la famille islamiste, l'éducation est un «enfantement continué». D'où le recours constant à la symbolique de la filiation : «ils sont nos enfants», «ils ne viennent pas de la planète Mars». On comprend par là quel service fondamental les salafistes rendent aux frères au pouvoir, ils ont pour mission essentielle de moraliser et de discipliner le peuple dont la modernité lui a corrompu l'esprit. De ce point de vue, on peut qualifier cette pratique comme une volonté consciente de faire usage de ces mouvements comme un moyen de gouvernement. Ne disons donc pas que les frères au pouvoir freinent l'instinct violent de ces mouvements, comme s'il était mauvais en soi, mais plus exactement qu'ils le gèrent, c'est-à-dire l'instrumentalisent au profit d'une stratégie pour maintenir le pays dans une insécurité constante.
Un fétiche pour terroriser la société
Dans cette perspective, cette violence n'est mauvaise que séparée ; elle est toujours utile lorsqu'elle est intégrée dans un projet politique. Ce n'est en aucune manière la violence salafiste qui est un mal en soi, mais son isolement et son détachement de son projet historique: instaurer un Etat islamique. C'est uniquement quand elle est ramenée à sa barbarie originelle et à son contresens politique qu'elle pose problème. C'est pourquoi, il faut l'encadrer et la discipliner par la création d'instances (informelles) relais servant de passerelle entre les deux courants islamistes. Car les frères salafistes même parfois violents peuvent toujours être utiles. Telle était la stratégie.
Mais en se servant des salafistes comme d'un fétiche pour «terroriser la société», on libère leur penchant naturel à la violence qu'on prétend combattre et on l'invite à revenir sous de pires formes : il est possible de disserter sans fin sur le thème «qui instrumentalise qui ?» Si la violence est précisément ce qui doit s'exercer autrement que par la terreur, on se souvient de la joute verbale de certains membres du parti au pouvoir, dans une posture consistant à déverser sur l'autre sa propre barbarie. La terreur est devenue non plus la peur qu'on éprouve, mais celle que l'on fait éprouver à l'autre.
Ainsi, la violence a débordé le cadre dans lequel on tentait de la maintenir. Elle est devenue politique. Résultat; on exécute dans une insouciance sidérante un leader politique en plein jour sans avoir, semble-t-il, le moindre souci d'être inquiété. Cet assassinat aurait dû donner un peu l'alerte sur la possibilité de telles escalades. Que pouvons-nous dire à propos de ce qui se passe à Jebel Chaâmbi ? Qu'on a été surpris ! Mensonge. Tous les voyants étaient au rouge. Tous les experts nationaux et internationaux n'ont cessé de tirer la sonnette d'alarme. En vain. Exagération, répond le ministre chargé des questions de sécurité au gouvernement.
Mais la pathologie des origines, qui mène à la hantise de la modernité, semble toujours reprendre le dessus chez les salafistes. Ils ont essentiellement pour objectif premier de penser l'état de rupture par rapport à une société tombée dans la jahiliya (l'ignorance). Il faut alors comme au temps des conquêtes débarrasser la Tunisie, devenue terre de jihad, de cet avant-préislamique par tous les moyens, y compris par les pratiques les plus barbares. Les militants fanatisés n'ont plus à faire preuve de retenue. L'appel au jihad a sonné. Ils doivent à présent mettre en pratique leur savoir guerrier acquis ailleurs ou sur place (en Tunisie).
Tâche redoutable lorsqu'on sait la détermination de ces terroristes et leur penchant idéologique au sacrifice au nom d'un signifiant ultime : «La mort pour Dieu» (qui certainement n'en demande peut-être pas tant ?). Voilà de quoi pervertir davantage encore la pratique du martyre en l'installant dans un référent exclusivement religieux. Dès lors, un grand pas dans la terreur a été franchi. Nous y sommes. Faut-il rappeler que seulement 400 jihadistes ont fait basculer l'Algérie dans la terreur terroriste pendant plus de dix ans. Et l'Etat algérien a dépensé plus de 240 milliards de dollars pour sortir de ce guet-apens historique. Nous, en Tunisie, paraît-il, nous avons un peu plus de trois mille candidats au jihad, mais aurions-nous les 240 milliards de dollars ?
Réfléchir aux causes profondes de cette barbarie qui nous guette, tout en sachant que nous n'en voulons, par réflexe, rien savoir, ce n'est pas la nier, c'est encore moins se réjouir de l'horreur ou en imputer la faute à ceux qui en seront tôt ou tard également les victimes. Nous ne pouvons toujours pas en prendre la mesure. Ce qui est refoulé revient toujours dans le réel, ce réel innommable parfois réduit à des faits, à des paroles ou à des mensonges scéniques. C'est la tâche de l'analyste, non de construire une vision de la vérité mais de décoder la complexité, à défaut il y a toujours plus de trous par où resurgit la barbarie. L'image symbolique des jambes de nos jeunes militaires fauchés par le souffle des mines devient celle d'un pays et de ses valeurs que ces irréductibles ennemis de la démocratie veulent abolir.
L'inévitable passage à l'acte
La première planche des «Caprices» de Goya représente un homme endormi à sa table de travail ; au-dessus de lui dansent des vampires, des oiseaux nocturnes et des lémures sans nom, qui justifient la légende : «Le sommeil de la raison engendre des monstres». Des monstres, c'est ce que génèrent nécessairement les totalitarismes, de par l'effet d'entraînement, l'escalade et la surenchère permanentes auxquelles les condamnent leurs rêves d'absolu. Si le Paradis est au bout du chemin, il serait absurde de ne pas tout faire pour y arriver, de tolérer le moindre obstacle, le plus infime ralentissement, et même la simple tiédeur. C'est pourquoi on ne doit pas s'étonner de cette logique de l'effroyable : ce sont ces prédicateurs du néant qui ont inventé le meurtre justifié (halal) par la poursuite de la perfection de ceux qui le commettent. Voilà aussi pourquoi ces idéologies, tenues de se penser comme universelles, sont conduites à pratiquer la barbarie, qui finit par légitimer le meurtre, même celui touchant les siens.
Sans la terreur, le meurtre, la tuerie combien de temps auraient pu durer Al Qaïda, Aqmi.... ? L'idéologie de la violence fabrique non pas un type de personnalité dominant, mais plutôt un ensemble éclaté de conduites qui témoignent d'une déstructuration mentale. Le jihadiste se sent investi d'une mission de sauveur suprême de sa religion, il n'a ni idéal politique à proprement parler, ni espace de négociation, ni stratégie nationale : rien qui fasse tiers. Il a pour mission d'entraîner avec lui dans la mort le plus de gens possible. Ce sont des actes « inciviles ». Symboliques, ils visent le pouvoir, au nom de la foi. Leurs auteurs avant tout veulent faire parler d'eux, être reconnus comme des «combattants d'Allah». Donc rien ne pourrait les arrêter.
L'identité politique d'un jihadiste est une construction en grande partie idéelle; un bricolage à partir d'éléments réels et imaginaires et l'édifice a une finalité évidente: c'est une machine de survie, qui utilise le passé et le futur pour confronter le présent. Les repères vrais, la matrice sur quoi est construit cet édifice est la oumma d'Allah. Aussi, point d'attache. Les appartenances classiques (nationales, communautaires, tribales) sont dissoutes au profit d'une cause transcendantale dont la noblesse n'a point d'équivalent. Elle indique, à la fois, que l'on fait volontiers partie d'un ensemble et que cet ensemble nous tient et qu'il a barre sur nous. En somme, c'est à la fois un état de fait, un consentement et une emprise.
Narcissisme de la mort
C'est sur ce fondement que le groupe terrorisme combattant au Jebel Chaâmbi est constitué. Il est composé d'hommes déracinés qui se sont radicalisés en Tunisie, en Algérie, en Libye, en Arabie Saoudite, en Egypte, au Yémen, mais aussi en Occident, etc. dont la composition regroupe des jeunes révoltés convertis à un Islam totalisant. Il serait donc réducteur de voir dans ce phénomène une simple exploitation de la misère humaine ou de la pauvreté sociale. Ces «combattants» semblent plutôt être le produit d'une culture galvanisée par l'approbation divine et dépourvue de tout sentiment de culpabilité avec un fort sentiment d'impunité puisqu'ils donnent cours à leur narcissisme de la mort en construisant une image idéale d'eux-mêmes.
Quant à la victime, elle est dévalorisée, déshumanisée. Elle est l'incarnation du mal. Elle mérite alors de mourir tant elle est fondamentalement différente et maléfique. Le lieu de combat devient donc l'espace où le jihadiste peut se laisser aller à tout ce que lui dicte son idéologie ou sa psychologie, utilisant le meurtre comme instrument de jouissance : un trophée. Cette vision va de pair avec une construction très particulière de l'altérité : la distinction entre soi et l'Autre malfaisant repose sur une identité morale, qui seule garantit la différence entre lui et moi et quand bien même celui-ci serait membre de ma communauté ou de mon pays. Et l'ostentation terroriste est délibérée. De fait, il y a dans la démarche terroriste un excès recherché dans l'horreur, un effort vers le dépassement des limites. C'est la culture de la haine déposée depuis longtemps en sédiments idéologiques qui réduit la victime en un ennemi de l'Islam : «Kafer». Que pourrait alors mériter un «Kafer» ? La mort, et sans pitié.
On le voit donc, on est loin de cette représentation schématique qu'on retrouve encore dans les écrits de certains chercheurs contemporains pour qui les terroristes sont des individus désocialisés, cherchant dans la violence collective «une société plus accueillante et maternelle» où on parle de «personnes la plupart du temps complexées, privées de succès et éternellement frustrées». Cette thèse bien connue des intellectuels frustrés à l'origine du passage au terrorisme, qui servit un temps à pointer du doigt les leaders gauchistes, n'a aucune emprise discursive sur le phénomène jihadiste. Certes, s'il n'est pas faux de relever les incidences psychologiques en termes de radicalité et de cécité sensitive qui sourdent des phénomènes de clandestinité, il est absurde (et surtout très peu exigeant intellectuellement) de faire porter sur un psychisme dérangé tout le poids de la tentation jihadiste.
En fait le jihadisme comme terrorisme est un phénomène dans lequel le groupe chargé d'animer une lutte particulière ne parvient plus à le faire et se détache progressivement de sa population de référence. L jihadisme serait ainsi une pratique de violence avant tout déterminée par la césure entre les actes et le lieu opératoire. Ce qui compte n'est point le lieu de l'opération, le plus important c'est la finalité des actions. L'espace chez les jihadistes constitue un concept prégnant, de là sans doute leur extrême mobilisation chaque fois qu'une région ou un pays leur semblent prêts à devenir, pour employer leur langage, une terre de jihad. Et actuellement c'est notre tour. Quant à leur cible, c'est toujours le pouvoir de l'Etat.
Ce nouveau défi pour notre Etat est extrêmement dangereux, car il marque un tournant dans l'histoire de notre pays. Il s'agit en réalité d'une déclaration de guerre à notre jeune et frêle démocratie. La politique du pire des terroristes cherche à pousser le pouvoir à sortir de la légalité, pour répondre à la sécurité et privilégier l'ordre exorbitant au droit commun, dans une fuite en avant vers le piège totalitaire ou le report des élections, par exemple dans notre cas. Dès lors, la mobilisation de l'ensemble des composantes de la société est indispensable pour accompagner la riposte. Retournant contre l'entreprise terroriste les armes qu'elle utilise, l'autorité étatique a intérêt à développer la dissuasion par la mobilisation solidaire de l'opinion. La solidarité, notamment avec ceux qui luttent pour que vive notre République. La puissance de la démocratie est précisément cet idéal (tant espéré par Rousseau) d'un consensus absolu.
Dans le contexte actuel, cet idéal pourrait fonctionner comme un moteur pour lutter efficacement contre le terrorisme. Car une patrie est une communauté de sentiments et d'aspiration, une société d'individus qui veulent être libres, maîtres d'eux-mêmes et de leurs destinées, contre toutes les tyrannies, extérieures ou intérieures. Au-dessus de tous les intérêts partiels, de toutes les diversités, au-dessus de tous les courants et les partis politiques, c'est la Tunisie éternelle, solidaire avec elle-même dans tous ses éléments et non je ne sais quel esprit religieux, ou quelle défense d'idéologies qu'il faut exalter et défende.
Or à chaque tournant de notre histoire, la tyrannie prétend écraser sous son talon l'aspiration de notre peuple au droit et à la dignité. Mais «on ne tire pas de coups de fusil sur la volonté d'un peuple», disait le poète. Car il n'en garde pas moins pour lui son bon droit d'être libre. Il reste vrai qu'Hannibal buvant la ciguë, ou Didon- Elyssa sacrifiant sa vie par le feu ont eu raison contre leurs oppresseurs. En agissant de la sorte, ils ont représenté les valeurs humaines les plus hautes qui ont modelé notre culture et notre tempérament depuis l'époque de Carthage jusqu'à aujourd'hui. Notre tunisianité et notre modèle de société n'ont rien à craindre des outrages de la barbarie et de la trahison. Bafouée, étouffée, mutilée en la personne de leurs martyrs (nos jeunes soldats), ils n'en subsistent pas moins dans leur intégrité et leur pureté intelligibles; et, à chaque dénégation, des faits, ils renaissent d'eux-mêmes et se renouvellent.
*(Professeur de droit public, président de l'Observatoire tunisien de la sécurité globale)


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