L'événement est à la fois éditorial et politique. Le livre qui vient d'être publié aux éditions Cérès sur la peine de mort a en effet l'ambition de lancer le débat sur la question, à un moment où la Constitution est au stade du fignolage et qu'il est toujours possible d'y accomplir une percée... De lancer le débat ou, au moins, d'y contribuer. Mais il est certainement éditorial. Parce que Le syndrome de Siliana est le fruit d'un travail collectif tout en ayant une incontestable unité, que c'est un texte bien écrit et d'une parfaite clarté. Et, enfin, parce que ce livre procède d'une démarche intelligente, qui consiste à amener le lecteur à prendre position sur une question – faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ? – sans chercher à le forcer, mais en lui donnant au contraire la possibilité de juger à partir d'une position éclairée. D'où les détours historiques qui sont une véritable incursion dans une partie sombre de notre histoire nationale, que l'on découvre parfois avec effarement. Et d'où les visites à l'intérieur de l'univers carcéral et toutes ces rencontres avec la personne des condamnés à mort, avec leur intimité... Indépendamment de tout enjeu politique sur la question de l'abolition de la peine de mort, Le syndrome de Siliana a l'immense mérite de nous apprendre une multitude de choses sur notre pays, sur son passé et sur certaines pratiques qui en ont fait partie. L'enquête, qui s'est déroulée en décembre dernier, a donné lieu à des entretiens avec 32 condamnés à mort. Les auteurs précisent : « En l'absence des gardiens et de tout représentant de l'administration pénitentiaire ». Ils ont permis d'en sortir avec ce constat que les condamnés à mort, pour la plupart d'entre eux, ne sont ni des récidivistes ni des monstres, mais de «pauvres bougres» : « Ils ont été jetés dans le crime comme on l'est dans le malheur ». La partie historique montre avec évidence de quelle façon la peine capitale a été utilisée, dès les premières années de l'indépendance, comme une arme pour affirmer aux yeux de tous l'autorité de l'Etat. Et que l'Etat a usé et abusé de cette arme. Mais on apprend également qu'autour du cas du condamné à mort, une barbarie d'Etat s'est perpétuée qui n'a rien à envier aux pires des barbaries, à travers des tortures gratuites et régulières, des actes de dégradation absolument injustifiés... Sur la personne de ces condamnés, réduits à l'isolement jusqu'en 1996, l'Etat a pu se livrer à son propre crime, dans une totale impunité, à travers des pratiques qu'il a tolérées ou encouragées. Il est vrai que la situation des condamnés à mort a beaucoup évolué ces dernières années. D'abord parce que la Tunisie a suspendu les exécutions depuis 1991 et que les condamnés ont moins la peur au ventre à l'idée que le jour qui se lève est peut-être leur dernier. Mais aussi parce que les conditions de vie ont beaucoup changé. Après la mesure de suppression de l'isolement total, il y a, dans la foulée de la révolution, deux mesures importantes : la reprise des visites familiales en mars 2011 et la suppression des pavillons de la mort en janvier 2012. D'autre part, beaucoup de condamnés à mort ont vu leur peine être commuée en prison à perpétuité. Il reste que la persistance de la condamnation à mort dans notre législation représente une menace toujours actuelle de retour d'une forme de barbarie d'Etat dont il serait faux de penser que ses retombées resteraient limitées au milieu carcéral. Les crimes contre l'humanité qui sont commis au nom de la justice sont toujours un mal susceptible de migrer et d'atteindre le reste de la vie politique. Aujourd'hui, on assiste à l'échelle internationale à une tendance abolitionniste. On compte 97 pays qui ont chassé la peine de mort de leur arsenal juridique. D'abord parce qu'ils ont fait le constat d'une inefficacité de cette peine en tant que mesure dissuasive face au crime. Mais peut-être, plus encore, parce qu'ils redoutent qu'à travers la peine de mort, l'Etat renoue, sans s'en rendre compte, avec une barbarie qui porte atteinte à la nature du contrat qu'on cherche désormais à instituer entre le citoyen et l'administration. A cela s'ajoute le risque de l'erreur judiciaire, qui n'est jamais nul même dans les systèmes qui assurent à la défense des garanties sérieuses. Que dire alors de ceux où ces garanties sont faibles. Chez nous, ce risque est très réel. Les auteurs de l'enquête, se basant sur les informations qu'ils ont recueillies, parlent pour leur part d'un pourcentage « à deux chiffres » d'innocents qui forment la population des condamnés à mort. Quel que soit le degré de fiabilité d'un pareil taux, il s'agit d'une donnée terrible qui nous amène à reconsidérer la place de la justice dans notre société. Bien sûr, il ne s'agit pas non plus d'ignorer que certains crimes commis, en raison de leur caractère ignominieux, requièrent une punition sévère et que ni la société ni les victimes ne sont censées se contenter de peines dont la sévérité serait clairement, ou outrageusement, en deçà du mal subi. Mais cette exigence ne doit pas empêcher que, quel que soit le crime et celui qui en est l'auteur, il s'agit toujours de rendre la justice et non de se prêter à une action de vindicte populaire... Un des grands dangers de nos jours, dans des pays de tradition démocratique, est que le mépris du criminel et de sa vie puisse devenir un argument électoral, au détriment des programmes en matière d'emploi et d'amélioration des conditions de vie du citoyen. Il y a donc une façon de marchander avec le sort des condamnés à mort en vue de grappiller des voix. Cette pratique est à mettre au compte des pathologies de la démocratie dont il s'agit de se prémunir. Nous n'allons pas énumérer les arguments qui militent en faveur de l'abolition de la peine de mort : le livre est là pour ça. Mais il est clair que l'abolition de cette peine, si elle devait avoir lieu, devra être le résultat d'un débat élargi, et non de l'initiative d'une élite intellectuelle, comme cela est souligné quelque part dans le texte. Le syndrome de Siliana, Samy Ghorbal, Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi, Editions Cérès, Tunis, 2013 - 143 pages, 12,500dt