La sixième soirée de la 49e édition du Festival international de Carthage était exceptionnelle à tous les niveaux : un public record, une communion totale et...des problèmes d'organisation... Hadhra est incontestablement la production artistique tunisienne qui a eu le plus perduré. Vingt-deux ans d'existence quasiment ininterrompues, avec des versions à chaque fois différentes. Après sa première présentation à l'ouverture du festival de la Médina en décembre 1992 et les nombreux cycles assurés en Tunisie et à l'étranger, Hadhra 2 est arrivée, suivie d'une Hadhra 2005, puis d'une Hadra 2010 laquelle a suscité bien de remous. On croyait alors que le cycle de vie de cette production était arrivé à terme. La production ayant montré des signes de fatigue et l'adhésion du public ayant piqué du nez. Mais voilà que, conjoncture politique aidant, la culture «soufie» connaît un regain d'intérêt. Du coup, Fadhel Jaziri reprend du poil de la bête et «récidive» avec son spectacle Hadhra, habité comme d'habitude par le souci d'une vision contemporaine des rituels d'époque et de la quête d'un renouvellement musical des chants soufies. Le public était au rendez-vous jeudi dernier à Carthage, pour découvrir la Hadhra de la nouvelle saison. L'amphithéâtre romain était plein comme un œuf. Pourtant, à l'extérieur, les spectateurs en rang d'oignon jouaient du coude pour accéder à l'intérieur. La queue étaient interminable, l'attente insupportable. D'après les premières évaluations, on parle de 13.000 spectateurs ! Une première dans cette 49e édition du festival international de Carthage. Et la création ? Dans ce spectacle qui a commencé avec vingt minutes de retard, notons-le, Fadhel Jaziri a présenté comme d'accoutumée une panoplie de chants liturgiques, tantôt invocatoires tantôt descriptifs ou narratifs, puisés dans le patrimoine soufi tunisien, entre bouhour, dhekr, awrad, madahate, shatahate, burda,... A une exception près, il s'agissait des mêmes interprétés dans Hadhra de 1992. Nous retrouvons pratiquement le même conducteur! Côté création, on n'a pas volé très haut. Hadhra 2013 est simplement une version améliorée de Hadhra 2005. Une version tellement épurée qu'elle frôle le minimalisme, avec quelques renvois à des référents culturels et politiques, où le profane se mêle aisément au sacré. Fadhel Jaziri ne semble pas avoir fourni un grand effort pour monter ce spectacle. Il est resté dans le « recyclage », rien de plus. Il pouvait mieux faire... Dans cette version de Hadhra, une grande partie des chants ont subi de menues adaptations. D'autres ont carrément été présentés avec de nouveaux arrangements musicaux, dans une approche claire de modernisation. Une plus grande importance a été, en effet, accordée cette fois-ci aux instruments de musique occidentale. Cette accomodation aux phrases musicales était parfois réussie, mais frisait la fausseté, surtout quand les chants étaient vraiment « déformés ». Par moments, cela gênait...L'interprétation de « Ena Lemdallal » par Ali Jaziri avec sa voix rocky n'est pas passée inaperçue. Toutefois, son appréciation par le public semblait mitigée... Côté musical, Fadhel Jaziri a eu l'intelligence de miser sur l'effet sonore des percussions entre tablas et bendirs. Un rythme fort, soutenu et percutant accompagnait tout le spectacle et créait l'ambiance d'une véritable fête. L'apparition sur scène de Hédi Donia, vêtu de l'indémodable bleu de Chine Dengri, pour interpréter « Ya Raïess Labhar» en hommage au saint-homme Sidi Bou Said El Béji, fut l'un des moments les plus forts si ce n'est le clou de la soirée ! La participation de Karim Chouaib, un vétéran de la Hadhra depuis sa première version, n'était pas des moindres non plus ! Quant à la chorégraphie, elle était assez sommaire. Elle n'est pas parvenue à relever le niveau du spectacle. D'ailleurs, coupés de la scène, les quelques tableaux de danse auraient pu, à notre avis, être supprimés sans que cela ne touche à la qualité du spectacle. L'essentiel ... Certes, Hadhra 2013 n'était pas la création. Oui. Mais qu'à cela ne tienne ! Le public était conquis, enflammé, en liesse. La communion, l'extase étaient totales, perceptibles. Les gradins de l'amphithéâtre romain de Carthage, pleins à craquer, vibraient sous les rythmes des applaudissements, de la danse, des chants et des youyous des spectateurs qui ont, à la fin du spectcale, rendu hommage aux artistes par une standing ovation. Le spectacle a plu. Cette fois en particulier, la création n'était pas la plus importante. Du moins, c'était notre sentiment. Le public n'est pas venu à la recherche d'une certaine nouveauté ou motivé par une envie de découverte. Il s'est déplacé pour démontrer son enracinement, clamer une identité qu'il croit menacée, rendre hommage aux saints du pays. Mais également, la Hadhra aura permis à ces gens-là de se livrer à une catharsis. Cela se sentait réellement. Le contexte général a donc bien joué en faveur de cette énième version de Hadhra : profanation de plusieurs zaouïas à travers le pays, crainte d'un changement du modèle sociétal, angoisse vis-à-vis de l'avenir, etc. Rappelons que la première Hadhra, signée Jaziri et Agrebi, inégalable et inimitable, a été conçue après la première guerre du Golfe. Dans les deux cas, le besoin d'une grande charge spirituelle était important. Hadhra sera-t-elle donc toujours d'actualité? Nous le pensons vraiment...Malraux n'a-t-il pas, par ailleurs, affirmé que le XXIe siècle sera spirituel ou il ne le sera pas... ? Fadhel Jaziri a bien su en profiter, comme il a toujours su le faire... Hadhra 2013 donne tout de même encore la preuve que l'Art ne s'abstrait pas de son contexte que ce soit au niveau de l'émission qu'au niveau de la réception de l'œuvre. Il ne peut également se restreindre dans la neutralité. Fadhel Jaziri, qui a affiché sa couleur politique après le 14 janvier, a voulu passer un message à travers ce spectacle. Sans aucun doute, il a réussi à le faire avec les outils artistiques dont il dispose. La réaction du public était retentissante. Point final.