Enfin! Les festivals d'été ont apporté dans leur sillage ce bol d'air culturel si frais et si générateur, rompant avec l'atmosphère de déprime et de tension qui imprègne le pays durant cette phase transitoire. Une phase très tourmentée, déprimante et quasiment interminable. Mais on a vite fait de déchanter avec l'assassinat du martyr Mohamed Brahmi. Le public et les amoureux de l'art, tous genres confondus, ne se sont pas fait prier, pourtant avant les trois jours d'interruption des festivals et de deuil national, pour fréquenter en bon nombre les manifestations culturelles, investissant les gradins de Carthage, Hammamet, El Djem, Bizerte et autres. En se focalisant, par exemple, sur le 49e festival international de Carthage, on constate d'emblée qu'il porte l'empreinte de son directeur : la touche Mourad Sakli qui, en sa qualité de musicien, a parié sur la musique. Et quelle musique! Rien que le spectacle d'ouverture, avec à l'affiche les Chœurs de l'Armée rouge, est à lui seul un moment inoubliable de cette édition. Un vrai régal artistique alliant art, technique, savoir-faire, goût et couleurs. Tout était plaisant, frappant, la musique, entre classique et traditionnelle, les voix si puissantes, de vrais ténors, la danse, la chorégraphie, les costumes, le tout teinté d'humour. Que veut le peuple! Et dire que ce pari sur la bonne musique continuera avec des artistes d'ici et d'ailleurs, Lotfi Bouchnaq, Magda Erroumi, Salif Keita, Manu Dibango, Georges Benson, Alim Hassimov et nous en passons. Mais avant, il y a eu aussi, côté musique tunisienne, Zied Gharsa. Un spectacle de malouf, commémorant le 10e anniversaire de la disparition de son géniteur. La soirée fut franchement longue, voire interminable. Elle commença après l'heure prévue, 22h30, et s'acheva trois heures plus tard. Or, la direction du festival devrait veiller à ce que tous les spectacles ne dépassent pas — Ramadan et s'hour obligent — deux heures de temps. Zied Gharsa, ému et fébrile, Dorsaf Hamdani, sans grand punch, Moncef Abla hyper-nerveux, l'enfant prodige Nedhir Baouab, et l'Algérien Hamdi Bennani, égal à lui-même, ont rendu hommage au maître Taher Gharsa. Dommage qu'en raison de la longueur du concert, pour le moins touffu, Hamdi Bennani ou l'«ange blanc», l'un des meilleurs représentants du «Hawzi El Annabi», a dû se produire devant des gradins dégarnis. Et c'est dans un théâtre encore plus dégarni que Zied Gharsa a rendu hommage aux compagnons de son père venus assister au spectacle des maîtres du malouf maghrébin : la sommité algérienne Mohamed Tahar Ferjani et le Tunisien Jaloul Osman. Cela, outre le parolier Ridha Khouini, le journaliste et disciple du maître Khaled Tebourbi, et enfin le musicien Gadour Jaziri devenu célèbre, dans les années 50 et 60, en interprétant «des airs si loin, si proches», façon Azaïez Galbi Massabni, Ya Gadech Naâni. Or, justement, Zied Gharsa l'a invité à monter sur scène, «pour marquer ce moment historique», a-t-il insisté, afin d'interpréter une chanson teintée d'humour, jadis si fredonnée: Abdou Hassaï Kasakiki. Entre embrassades, éloges du disparu et airs de malouf bien de chez nous (Atik, compositions de Khemaïs Ternane et de Gharsa) et malouf constantinois, s'égrena cette longue soirée qui confirma le talent de Nadhir Baouab, cet enfant âgé de 14 ans révélé par Hannibal-TV, qui interpréta avec brio Freg Ghzali, malgré toutes les difficultés de cette composition signée Tarnane. Zied a promis d'en être le mentor tant il représente, à ses yeux, la relève. Outre la musique, Carthage a consacré, durant les deux premières semaines de son programme, le théâtre. Ainsi, deux pièces ont été représentées, Tsunami du duo Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi et Ghilane (Monstranum's) des duettistes Leïla Toubel et Ezzeddine Guenoun. Tsunami qui clôt la trilogie entamée avec Khamsoun et Yahia yaïche, déroule un théâtre façon manifeste politique. «Un choix revendiqué et assumé», a déclaré Jalila Baccar à une chaîne de télé. Mais est-ce là un choix judicieux? N'est-il pas temps de renouer avec le théâtre, le vrai. La pièce décline, sans grande surprise, le journal d'une révolution volée et confisquée par les politiques, le rêve de liberté et de dignité brisé. Elle fustige l'utilisation de la religion comme fonds de commerce, l'obscurantisme rampant, l'accaparement du pouvoir par tous les moyens : la violence, les armes et le crime. Le décor est nu, ce qui importe, c'est le discours et la voix. La voix des acteurs. Les personnages, la mise en scène, la métaphore, le jeu passent au second plan. Jeu de chaises, jeu de pouvoir Dans Tsunami, on déballe tout ce qui s'est passé durant les trois années ayant suivi la révolution, au risque d'en oublier l'essentiel à savoir le théâtre. Heureusement, il y avait ce numéro d'acteur de Fatma Saïdane dans le rôle de journaliste star incarnant le journalisme façon show à l'américaine et à l'égyptienne. La comédienne a réussi à nous faire vivre un vrai moment de théâtre, un extraordinaire numéro de comédienne. Ghilane, qui a vu le jour avant Tsunami, évoque, également, le rêve brisé de la révolution confisquée par des monstres avides de pouvoir, scotchés à leur chaise, véritable extension de leurs corps et âmes. Jeux de chaises, jeu de pouvoir, où tout est traîtrise, bassesse, arrangement, manipulation et complot d'hydres à mille têtes contre le peuple revenu de cette révolution avortée et arrachée aux révolutionnaires par de vieux véreux et corrumpus en tous genres, qu'ils soient du nouveau ou de l'ancien bord. Ghilane raconte dans un cri du cœur sincère mais au détriment des personnages qui, dans leur ensemble — y compris le personnage principal Gaïtano — n'évoluent pas tellement dans l'ensemble. La mise en scène use de métaphore et réfère à la pièce d'Eugène Ionesco. Mais ici Les chaises de Guenoun sont roulantes, les personnages y sont collés, presque jamais debout, malgré le passage du temps. Tous roulent pour quelqu'un d'autre (un chef, un parti, une mafia) ou pour leur propre intérêt mais jamais pour celui du peuple ou du pays. La mise en scène de Guenoun est inventive, traversée par l'énergie des acteurs et de vrais moments de théâtre et d'émotion, notamment la scène finale où un hommage a été rendu à Leïla Toubel qui déclame un très beau texte, qui a fait le tour des réseaux sociaux, où elle crie sa nostalgie pour les premiers jours de la révolution.