Maîtrisant avec dextérité le flamenco qu'il ne manque pas de rénover et de moderniser en tant que quête incessante de l'amour et de la liberté, Paco De Lucia a établi que cet art est l'expression de la confluence couronnée entre la légende orientale et la tradition occidentale. Carthage battait son plein, avant-hier. Ce soir-là, le flamenco, un art festif par excellence, a emporté le public dans une aria pleine de vie et d'allégresse. Au départ, nous est offert un prélude saillant, un hymne à la vie et à l'amour, au lendemain des trois jours du deuil national, suite à l'assassinat du député Mohamed Brahmi et de huit de nos soldats au Mont Chaâmbi, comme pour nous dire que les cordes de la guitare de Paco sont l'incarnation de la corde majestueuse de la vie : elle nous interprète l'éminente expression de nos sentiments, des palpitations de notre cœur, de notre amour pour notre patrie, accueillant des valeurs universelles nobles contre l'oppression et l'aliénation. Signature sublime Au gré de son inspiration sublimée, Paco de Lucia a signé un style prononcé avec un doigté vibrant. En effet, la guitare de l'artiste raconte des drames, narre l'histoire des voix libres dans un rythme tantôt lent et élancé, tantôt rapide et fulgurant, se corrélant ensuite aux différents rythmes, à allure récursive. Ainsi, l'artiste qui a réussi un montage d'ondes fluide et subtil, a converti ce spectacle vivant en une énergie de félicité. Lucide et serein, Paco n'a pas pu recéler le flux intérieur qui l'habite. Pris en flagrant ensorcellement, l'artiste a proféré une esthétique ardente sous des formes éclatantes : le flamenco jazz et l'improvisation qui caractérisent l'art métissé de Paco nous font penser à la diversité prophétisée, prônée et tant souhaitée par Federico Garcia Lorca qui a, jadis, souhaité que l'âme du flamenco originel renaisse de ses cendres avec des formes hybrides. Honorant l'Andalousie et l'art des Gitans, Paco de Lucia a subséquemment projeté le meilleur des cris des peuples. Vibrations chorégraphiques Accompagné de ses meilleurs percussionnistes, Paco a fait résonner avec sa guitare un air passionnant en plusieurs actes. Dans un monologue extraordinaire et intense, les cordes prononcées de sa guitare ont métamorphosé l'amphithéâtre en un village magique, une auberge rassemblant un public assoiffé de passion et de liberté, le tout relevé par des choristes qui dialoguent tantôt de la voix, tantôt des mains, souvent des pieds. En fait, les chanteurs nous ont transportés dans un substratum formidable relatant les origines de cet art espagnol, avec grâce et brio. On peut y scruter alors les témoignages de l'histoire, les racines, les ancêtres, les sentiments et les sensations que véhicule ce langage prodigieux. L'habileté et la finesse des battements des mains, les coups de talons et des pieds, les expressions du visage nous ont offert un véritable orchestre poétique et intense. Le chorégraphe de la claquette a impressionné le public tunisien qui l'a, à juste titre, beaucoup applaudi. Les gestes étaient loquaces, fluides. Frappant sur le sol des percussions, le regard porté sur la vie et le monde, l'artiste nous a dévoilé une profusion de la figure humaine espagnole et méditerranéenne : le séducteur, le révolté, l'amoureux, le narcissique, le fougueux, l'effréné, le nomade, profilant ainsi entre la dimension hyperbolique et le sous-entendu. Dans la sensualité et la douceur, comme dans la fureur et la violence, il s'en dégage une énergie intérieure égale à une grâce dense, riche émanant d'un cri libre et passionné porteur de valeurs nobles, à savoir la dignité, la liberté, le défi. Ainsi, la catharsis prend ici une dimension symbolique qui nous renvoie à une façon de vivre le flamenco. Dans ce spectacle, Paco, qui a interprété les chansons de son ancien répertoire : Alta mar, Almoraima et d'autres du nouvel album, notamment Envivo, a réussi avec enchantement à envoûter le public tunisien dans une parfaite symbiose qui a révélé encore une fois que le flamenco est une philosophie, une manière d'être, un art de vivre. D'ailleurs, l'écrivain Tomas Borras disait bien qu'«Etre flamenco, c'est avoir une autre chair, une autre âme, d'autres passions, une autre peau ; c'est avoir une autre vision du monde, c'est posséder le destin dans la conscience, la musique dans les nerfs, la fierté dans l'indépendance, la joie dans les larmes ; c'est la peine, la vie et l'amour porteurs d'ombres». Une des plus belles soirées de Carthage, cet été.