Triste est notre scène culturelle. Hagards sont devenus nos festivals. Les tueurs obscurantistes et ceux qui sont de leur camp ont —presque— gagné... Les désistements se multiplient, les théâtres et les espaces de spectacles se vident. La peur, ou tout au moins la crainte du risque, commence à bel et bien s'installer. Pas seulement le risque d'un possible attentat —Dieu seul sait combien de maisons se sont converties en ateliers de fabrication de bombes plus ou moins artisanales—, mais également le risque d'être pointé du doigt, si on choisit, en cette période trouble, de se produire et d'afficher son attachement à la vie. Une chanteuse connue a décidé, avec force déclarations enflammées, qu'elle annulait tous ses concerts, pour les martyrs et à cause des circonstances que connaît le pays. Un autre chanteur, encore plus connu, a discrètement informé les responsables de trois festivals où il était programmé, qu'il ne pouvait pas honorer ses engagements, pour pratiquement les mêmes raisons. L'étonnant, c'est que deux au moins parmi ces derniers ont quasiment poussé un «ouf» de soulagement... Nous comprenons que le cœur n'y soit plus, nous comprenons la peur du citoyen, mais qu'on n'invoque pas le respect de la mémoire des martyrs ou, pire encore, l'argument selon lequel «le temps n'est plus à la culture et aux spectacles», pour se débiner. Ce serait contribuer au triomphe des innommables, mutilateurs de cadavres et démunis de tout sentiment humain et même d'instinct animal. Les prédateurs tuent pour survivre mais ne mutilent pas. Ce serait leur avouer qu'on les craint, qu'on a baissé la tête et qu'on se tiendra coi, derrière des portes barricadées. Ce serait les encourager à aller de l'avant dans la destruction de la Tunisie et leur désigner les forces armées et de la sécurité comme seule cible, alors que tout le peuple doit s'élever contre eux pour les éradiquer, en les noyant dans les flots de la vie. Exit les amoureux des ténèbres Chanter, danser, donner une pièce de théâtre ou projeter un film sont, aujourd'hui et plus que jamais, un acte de résistance. Organiser et assurer les conditions optimales aux spectacles est un pied de nez aux amoureux des ténèbres, une façon de leur dire que nous, les Tunisiens, sommes debout, libres et fiers de célébrer la joie. Par le feu, la parole, la pirouette, la phrase musicale ou la situation théâtrale et par, surtout, la présence, nous combattrons les ennemis de la vie et leur montrerons que nous sommes vivants, que le peuple tunisien se dressera toujours contre eux. Que nos créateurs et nos artistes soient les premiers à se manifester et à se produire sur toutes les scènes. Qu'ils se rappellent les chœurs de l'Armée rouge qui, aux pires moments de la guerre, chantaient autant pour encourager les combattants que pour hausser le moral de la population. Qu'ils évoquent les théâtres de Londres qui étaient ouverts sous les bombes nazies. Qu'ils n'oublient point les filles de Mohamed Brahmi lançant des youyous, moins d'une heure après l'assassinat de leur père, défiant les lâches meurtriers et ceux qui se cachent derrière. Qu'ils suivent l'exemple de Majda Erroumi, Jean Michel Jarre qui se produiront à Carthage aux dates prévues, de Manu Dibango et de Paco de Lucia qui ont donné leurs représentations et déclaré que, ce faisant, ils manifestaient leur solidarité avec un pays et une population en lutte contre l'obscurantisme et le terrorisme.